Probablement le plus grand relieur de notre temps, Jean de Gonet, à qui la Bibliothèque nationale de France a consacré une remarquable rétrospective en 2013, a réalisé de nombreuses reliures pour Hubert Heilbronn, dont plusieurs sont présentées dans le catalogue de la prochaine vente Bibliothèque littéraire Hubert Heilbronn.
S i Anne et Laurence n’avaient pas convaincu leur père que les reliures qu’il commandait, avec leurs dos couverts d’or, dataient un peu trop, et qu’il ferait bien d’aller visiter ma première exposition personnelle chez Claude Guérin en 1982, je n’aurais sans doute pas rencontré Hubert si tôt et dans des circonstances aussi propices.
Alors que la majorité de mes clients ronchonnaient à l’idée que je dépense mon temps à un procédé de reliure en série et en plastique plutôt qu’aux reliures originales sur les livres qu’ils me confiaient, Hubert a, au contraire, joué rapidement deux cartes d’atout : trésorier des Amis de la Bibliothèque Nationale, il a convaincu cette assemblée qu’il fallait financer le moule de la BnF et, dans un deuxième temps, m’a commandé son moule personnel, afin de relier, à un prix raisonnable, tous les livres en sa possession dont la valeur vénale ne méritait pas une reliure trop coûteuse.
Avec quelques autres, à vrai dire peu nombreux, il encourageait cette conception de la reliure de A à Z, de la reliure ordinaire jusqu’à la reliure originale, folle, excentrique, unique. Qui pourrait croire qu’un cuisinier étoilé ne met pas aussi tout son génie à faire frire un œuf sur le plat?
Il est facile d’entendre que l’on travaille mieux et avec le plus de plaisir pour ceux qui vous étourdissent de telles marques de sympathie. Ce fut le cas avec Hubert. Lors de ses visites fréquentes à l’atelier ou des nombreux dîners auxquels il me conviait, notre amitié se renforça et se joignit à celle de sa chère Gina qui avait, elle aussi, les bras largement ouverts. Je réalisais, durant ces moments passés ensemble, et souvent bien arrosés, à quel point ce "banquier" avait un formidable talent de comédien, de conteur, et comme sa grande fantaisie débordait largement sa collection de livres.
Soit dit en passant, c’est certainement Hubert qui a converti les bibliophiles à un intérêt plus prononcé pour les exemplaires avec envoi qui constituent l’essentiel de sa collection. À lire entre les lignes de ces envois, Hubert peut vous apprendre, d’une manière très pédagogique, la force d’une liaison, entre qui et qui, où, et à quel moment…
La reliure de Jean de Gonet qui revêt le Nadja de Breton, conçue en 1989 pour le bibliophile, est l’une des créations les plus iconiques du relieur ; elle reprend le relief de plaques anti-dérapantes, décliné sur un précieux veau poli à l’agate. Une autre réussite exemplaire est celle du Château d’Argol de Gracq, réalisée en 1991, en veau imprimé d’un monotype bleu. Citons encore deux très beaux Cocteau, ainsi que deux « reliures en biais », en médium verni et en cuir faussement tressé.
On connaît aussi de Jean de Gonet ses reliures en Revorim, un polyuréthane épais, résistant à l'usure, et moulé. Ce procédé de fabrication en série permet de produire des reliures moins onéreuses, homogènes, mais tout de même personnalisées. Entre 1985 et 1999, l’artisan a réalisé 13 moules différents, dont le premier fut créé pour le Centre Pompidou.
Il a personnalisé des moules pour seulement quatre institutions ou particuliers, : la Bibliothèque nationale, la Bibliotheca Wittockiana, Chanel — et son ami Hubert Heilbronn. Ce moule Heilbronn fut créé en 1989; il reproduit l’ex-libris du bibliophile, inspiré d’une étiquette d’écolier, et mettant en exergue, au milieu de divers gaufrages, un porte-plume à l’ancienne.
Par Benoit Puttemans, Directeur et Expert, Livres et Manuscrits