À la charnière des XVIe et XVIIe siècles, une poignée d’illuminés, un peu partout en Europe, éprouvèrent le désir de ramener le monde à eux, de l’examiner, de le trier, de l’ordonner, de le réduire, de le comprendre (à tous les sens du mot) et de le disposer sur les murs qui les entouraient, planchers et plafonds compris.
Apothicaires, médecins, prêtres et hommes de lettres finirent par constituer une discrète internationale dont les membres, acharnés à se disputer les mêmes raretés, étaient liés par un réseau de correspondances, c’est-à-dire de lettres, d’envois et d’échanges dont le but était de saisir au plus près l’essence d’une réalité tissée, pensaient-ils, d’analogies, d’échos et de chiffres (autres formes de correspondance) qu’il leur revenait de révéler.
De domestique et privé, l’espace de leur cabinet ne tarda pas à devenir public, satisfaisant à un autre mode de partage du savoir, celui de l’ouverture aux visiteurs et voyageurs de passage que le maître des lieux se faisait en général un devoir d’accompagner, détaillant le pedigree de ses trouvailles. Non parfois sans quelque bizarrerie : l’expert Rémi à Paris au XVIIIe siècle se pensait tenu de revêtir à cette occasion l’une des parures d’indiens qui faisaient le clou de sa collection (il nous en reste l’image à l’ouverture du catalogue de sa vente) ; le jésuite Athanase Kircher s’amusait, un siècle plus tôt, à surprendre le visiteur en s’adressant à lui à travers un conduit dissimulé dans l’entrée de son musée romain.
Nul héros, nul surhomme dans cette assemblée de curieux, que seuls distinguaient leur volonté de savoir, et un insatiable appétit ; ils n’ont pourtant pas disparu avec leur époque ; nous connaissons même le visage de beaucoup d’entre eux : de l’apothicaire napolitain Ferrante Imperato, en 1599, à son alter ego véronais, Francesco Calzolari, une vingtaine d’années plus tard, du bolonais Ulisse Aldrovandi au milanais Manfredo Settala, en 1666, du danois Ole Worm au nurembergeois Basilius Besler – tous présents dans l’admirable panthéon que rassemble la présente collection – , de l’aixois Nicolas Peiresc aux britanniques Tradescant, père et fils.
Ferrante Imperato marque, la dernière année du XVIe siècle, le début d’une séquence qui se referme, au milieu du XIXe, avec le comte Vimercati Sozzi, bergamasque d’adoption, amateur attardé d’une culture dont l’aura avait commencé de pâlir plus d’un siècle auparavant (il offre en cela l’exemple, ou la preuve, de la remarquable force d’attraction qu’exerce depuis toujours, et pour ainsi dire en soi, la culture de la curiosité). L’avènement des Lumières avait rejeté dans l’ombre, et dans les marges de la crédulité, la plupart des principes fondateurs des « chambres des merveilles » : la passion de l’analogie, la recherche de l’hapax, le goût du mixte et de l’hybride, la contiguïté de l’art et de la nature ; et les vingt-cinq catégories, mêlant histoire et géographie, styles et périodes, règnes et espèces, en lesquelles Vimercati Sozzi avait distribué l’ensemble de ses collections, offraient comme les dernières traces d’une façon de classer devenue caduque ; elles s’effacèrent avec la dispersion de ses trésors, répartis suivant leur véritable nature ou fonction dans différents lieux après sa mort. Sort commun à la plupart de ces cabinets, qui perdaient ainsi l’un de leurs caractères essentiels : l’art de la composition.
Dans leur disparité même, les différents acteurs de cette séquence furent liés, on y a fait allusion, en un réseau serré d’intérêts, de compétitions, d’amitiés et de filiations. Rien ou presque ne pouvait faire obstacle à leur passion ; et l’on peut s’étonner, étant donné les distances et les moyens de transports d’alors, que Nicolas Peiresc ait traversé la Provence, les Alpes et l’Italie jusqu’à Naples aux seules fins de visiter le cabinet de Ferrante Imperato ; que Manfredo Settala se soit senti tenu de parcourir Chypre, la Syrie, l’Égypte, Smyrne, Éphèse et Constantinople à la recherche de l’objet manquant ; ou, pour se limiter à ces trois exemples, que Maximilien Misson, précepteur de Charles Hamilton, comte d’Arran, ait compté parmi les étapes essentielles de son « Grand Tour », la visite du cabinet de Lodovico Moscardo à Vérone ("Je viens, écrit-il dans son Voyage en Italie en 1691, de faire une seconde visite au Cabinet de Moscardo ; & le galand homme qui m'a reçu, s'est fait un plaisir de ma curiosité, au lieu de s'en faire un embarras . Il m'a dit obligeamment qu'il n'étoit jamais plus content, que quand il faisoit voir ses curiositez à des gens qui les aimaient »).
Ouverte ainsi à l’ « étranger » (qui n’en était pas un), la communauté des curieux se nourrissait aussi (et surtout) de liens de proximité, sinon de famille, qui traversaient les générations : Manfredo Settala prit la suite de son père, Ludovico ; Levin Vincent celle de son beau-frère, Anthony Breda ; Ferrante Imperato trouva un digne successeur en la personne de son fils, Francesco ; le cabinet de Francesco Calzolari passa dans les mains de son arrière-petit-fils, puis dans celles de Lodovico Moscardo. Ferdinando Cospi joignit ses collections à celles d’Ulisse Aldrovandi avant de les léguer en 1672 à la ville de Bologne ; et Filippo Buonanni reprit à la mort d’Athanase Kircher les collections dans lesquelles celui-ci avait précédemment intégré celles d’Alfonso Donnini.
Pareil souci de transmission témoigne de la vivacité du désir dont étaient la proie ces amateurs, qui avaient passé leur existence littéralement en quête de reliques, face à la menace de la dispersion et aux ravages du temps. Ils savaient que toute collection n’est que collection de sable ; échanges de lettres, conversations, trafics d’objets, voyages et visites ne laissent de traces qu’impalpables et transitoires ; seul le livre pourrait garder la trace de leurs assemblages, en dresser le monument.
D’où les admirables folios qui scandent la légende de la curiosité, dont on trouve ici les plus beaux exemples. Épîtres dédicatoires, listes et notices suffisent à dessiner le fil de cette histoire ; planches et frontispices fixent définitivement pour nous les reliefs d’un fascinant imaginaire.
Comme les lieux dont elles conservent l’apparence et la mémoire, les gravures qui les agrémentent s’imposent désormais moins par leur valeur scientifique que par leur savante naïveté, par leur qualité esthétique propre, par cette étrangeté qui les conduit tout naturellement au bord de la fiction. Queue de sirène, os de géant, corne de licorne, mandragore, bézoard, momies et alligators suspendus occupent ces « théâtres de la nature et de l’art », dans un jeu complexe de parallélismes, de symétries et de rappels ─ du sage décor du père du Molinet aux espaces imposants de Levin Vincent et aux scénographies baroques d’Athanase Kircher.
Rien de plus anachronique, pensera-t-on, que ces lourds quartos et ces encombrants folios à présent que le savoir du monde tient tout entier dans un parallélépipède de métal anodisé, brille en un fourmillement de pixels aussi innombrables qu’impalpables. C’est précisément ce qui en fait le prix : ils comptent parmi les plus beaux témoignages d’une définition du monde opaque, résistant, tangible et tactile, lourd de secrets et d’énigmes ; définition que nous aurons vu s’évanouir à mesure que s’affirme sur nous l’emprise de l’immatériel, sinon du virtuel. En rassemblant les descriptions des cabinets les plus fameux parmi les cent-cinquante neuf que dénombrait en 1704 Michael Bernard Valentini dans son Museum Museorum, la bibliothèque de rariora de Loïc Malle offre un véritable catalogue d’anthologie ; on pourrait regretter que les pièces de ce puzzle patiemment constitué soient à présent sur le point de se disperser pour aller rejoindre d’autres cabinets, d’autres lieux ; elles suivent simplement les règles du jeu auxquelles se prête tout amateur et qu’aura superbement illustrées la présente collection de collections.