Livres et Manuscrits, de Galilée à Warhol
Livres et Manuscrits, de Galilée à Warhol
XXe siècle ─ Lots 72 à 108
À l’ombre des jeunes filles en fleurs. 1920. En feuilles. Rare édition de luxe sur papier bible (1/50), comportant deux placards, dont un entièrement manuscrit.
Lot closes
December 18, 02:44 PM GMT
Estimate
150,000 - 200,000 EUR
Starting Bid
150,000 EUR
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Description
[Proust, Marcel]
À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920.
2 parties en un volume in-4 raisin (328 x 220 mm). En feuilles tel que paru, dans son emboîtage d’origine : chemise à rabats, peinte au pochoir de feuilles bleu clair et bleu marine avec pommes stylisées, mauves, grenats et blanches. Non coupé, sauf le premier cahier. Conservé dans un bel emboîtage moderne.
Rare édition de luxe sur papier bible, comportant deux placards.
Impressionnant, l'un est entièrement manuscrit.
Très bel exemplaire.
Édition de luxe tirée à 50 exemplaires numérotés sur papier bible (n° XX). Portrait-frontispice d'après Jacques-Émile Blanche, reproduit en héliogravure sur papier d’Arches non filigrané.
Publiée deux ans après l’originale, cette édition a la particularité d’être la seule édition purement bibliophilique du vivant de Proust. Objet reconnaissable entre tous : réimposé dans un inhabituel format in-quarto et imprimé sur un papier bible avec de très grandes marges, le volume est protégé d’une couverture coloriée au pochoir ; il comporte une reproduction héliographique du portrait de Proust par Blanche et, surtout, deux grands placards qui en font toute la rareté.
Avec deux placards, concernant la seconde partie du roman, "Nom de pays : le pays".
[I]. Mme de Villeparisis. Le premier placard (495 x 644 mm), composé d’épreuves corrigées et numéroté "N° 29" par le typographe, alternant avec 9 passages entièrement autographes, est consacré à la figure de Mme de Villeparisis. Amie d’enfance de la grand-mère du narrateur, c’est une femme aux idées avancées, qui rejette les préjugés de sa classe : "Elle poussait cette modestie jusqu’à rejeter les idées qui sans être inévitablement aristocratiques ou mondaines, nous semblaient cependant devoir être professées par l’aristocratie et dans le grand monde. Elle s’étonnait qu’on fût scandalisé des expulsions des jésuites, disant que cela s’était toujours fait, même sous la monarchie, même en Espagne. Elle disait : “Un homme qui ne travaille pas, pour moi ce n’est rien”, défendant contre nous la République qu’elle acceptait et à laquelle elle ne reprochait son anticléricalisme que dans cette mesure : “je trouverais tout aussi mauvais qu’on m’empêche d’aller à la messe si j’en ai envie que d’être forcée d’y aller si je ne le veux pas”, lançant même certains mots comme : “Oh ! La noblesse aujourd’hui ! Qu’est-ce que c’est”, qu’elle ne disait peut-être que parce qu’elle sentait ce qu’ils prenaient de piquant, de savoureux, de mémorable, dans sa bouche."
Ce placard est intéressant aussi par sa réflexion sur la littérature. Ayant connu personnellement Chateaubriand et Stendhal, la marquise de Villeparisis refuse — à la différence du narrateur — de leur trouver du génie, car elle a pu mesurer les défauts et les excès de leurs caractères. La marquise adopte là les arguments de Sainte-Beuve, auxquels s’est toujours opposé (voir son Contre Sainte-Beuve). Elle préfère les personnalités plus policées des véritables hommes du monde : "Mme de Villeparisis interrogée par moi sur Chateaubriand, sur Balzac, sur Victor Hugo riait de mon admiration, racontait sur eux des traits piquants et agréables, comme sur les grands seigneurs ou les hommes politiques, et les jugeait sévèrement, précisément parce qu’ils avaient manqué de cette modestie, de cet effacement de soi, de cet art sobre qui se contente d’un seul trait et n’appuie pas, qui fuit plus que tout le ridicule de la grandiloquence, de cet à-propos, de ces qualités de mesure de jugement et de simplicité, auxquelles on lui avait appris qu’atteint l’homme de valeur".
Plusieurs ajouts manuscrits concernent un développement sur le thème de l’imaginaire et l’amour, thème au cœur de la Recherche : "Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n’y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre cœur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret."
[II.] L’imagination et l’amour est précisément le thème développé dans le second placard. Entièrement autographe (498 x 647 mm), numéroté par le typographe "Cahier violet n° 33", il est composé de 15 pages et forme un nouveau passage à la fin du roman. Il comporte 114 mots ou passage biffés, corrigés ou ajoutés et présente d’importantes variantes par rapport au texte final.
Cette longue digression concerne la part de rêve et de fantasme qui naît du désir de rencontrer une personne, cette part de rêve subsistant en partie une fois la rencontre faite. Albertine et ses amies n’existent que dans le regard du narrateur, et chaque fois différentes selon son état d’esprit : "Pour être exact, j’aurais dû donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; j’aurai dû plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui apparaissaient devant moi, toujours autres, comme — appelées simplement par moi pour plus de commodité la mer — ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait. Surtout, comme on dit le temps qu’il faisait tel jour, je devrais pour être exact donner toujours son nom à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en faisant l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite". L’image fantasmée qui précède la rencontre subsiste après l'irruption de la réalité : "Les créatures surnaturelles qu’elles avaient été un instant pour moi mettaient encore, même à mon insu, quelque merveilleux, dans les rapports les plus banals que j’avais avec elles, ou plutôt préservaient ces rapports d’avoir jamais rien de banal."
P. Clarac, "Remarques sur le texte des Jeunes filles en fleurs. Projet d'une édition", in Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust, 1952, n° 2.
Fr. Goujon, "Le Manuscrit de À l'ombre des jeunes filles en fleurs : le "cahier violet", in Bulletin Marcel Proust, n° 49, 1999, p. 7-16.
P. Wise, "Le généticien en mosaïste", in Genesis, n° 36, 2013, p. 141-150.
Une opération commerciale. Cette luxueuse édition n’est pas issue de l’initiative de Gaston Gallimard, contrairement à ce que Proust voulut faire croire à ses amis, mais de l'écrivain lui-même, ainsi que l’a montré Francine Goujon. Ruiné par des cadeaux inconsidérés, des spéculations hasardeuses et par la guerre, Proust avait besoin d’argent ; pour se "refaire", il se lance dans une délicate opération commerciale en publiant une édition de luxe de son roman. Dès 1918, il a l’idée de faire paraître à la N.R.F. une édition enrichie de pages manuscrites : ces exemplaires "auraient comme ‘attrait’ (Mon Dieu, y a-t-il des gens pour qui cela puisse en être un !) de contenir des feuillets d’épreuves corrigées de moi" (Corr., XVII, n° 186). Dans plusieurs lettres, il vante la beauté de ces manuscrits tout en critiquant, avec une fausse modestie, l’emploi de son portrait qui enrichit les exemplaires ("La seule chose que j’aie vue est l’héliogravure affreuse du portrait de Blanche où j’ai l’air d’avoir un nez noir et pileux"). Le format du livre, un grand in-quarto aux marges impressionnantes, s’explique par la taille des grands placards qu’il doit contenir ("il coûterait excessivement cher […] parce qu’il faudrait tout réimposer et agrandir le format pour ne pas abîmer le manuscrit"). Quand la souscription est ouverte à la fin de juillet 1920, Proust se lance à la recherche de riches amateurs. Ainsi, il incite le duc de Valentinois à en acquérir un, et ajoute même : "Vous pourriez me faire un grand plaisir en intéressant une ou deux personnes riches et dépensières" (Lettres au duc de Valentinois, 2015, p. 17).
Les épreuves de Grasset retravaillées pour la N.R.F. Après la sortie de Du côté de chez Swann en 1913, Grasset avait commencé à travailler au volume suivant, mais la guerre en retarda la publication. Travaillant à partir des épreuves imprimées pour Grasset en 1914, Proust en profita alors pour corriger son texte et l’augmenta considérablement. Pour rendre la nouvelle version plus lisible, Mlle Rallet, la dactylographe de la N.R.F., où Proust avait décidé d’éditer la suite de son roman, avait pour tâche de tout retranscrire (Corr., XVII, p. 444 et note). Elle eut l’idée originale de coller bout à bout sur de grandes feuilles des fragments manuscrits provenant de cahiers de la Recherche (aujourd'hui conservés à la BnF), des morceaux d'épreuves, corrigées ou non, ainsi que des fragments autographes écrits sur du papier à lettres. Ce faisant, elle morcela ainsi à la fois le manuscrit de Proust, les épreuves corrigées de Grasset (pour l’édition prévue en 1914) et celles de Gallimard (pour l’édition de 1919) en vue de la première édition de ce volume, formant ainsi "une extraordinaire marqueterie où de larges fragments autographes alternent avec des épreuves, corrigées ou non, dont les unes remontent à 1914 et dont les autres ont été établies en vue de la publication de 1918" (P. Clarac). Enthousiasmé par le résultat, Proust commenta ainsi ces planches : "le manuscrit […] malgré mon affreuse écriture […] est ravissant et a l’air d’un palimpseste à cause de la personne qui le collait avec un goût infini" (Corr., XVIII, p. 295).
Les placards joints à l’édition de luxe de 1920. Si l’achevé d’imprimer de l'édition originale d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs est à la date du 30 novembre 1918, le roman ne sortit en librairie que le 23 juin 1919, bientôt couronné par le Prix Goncourt le 10 décembre et, sous l’effet du succès, réimprimé dès le 16 décembre . Parue en avril 1920 chez Gallimard, l’édition de luxe fut limitée à 50 exemplaires disponibles par souscription (en fait probablement 51 exemplaires, puisqu’il existe un exemplaire n° 0 en plus des exemplaires numérotés de I à L), chacun accompagné de deux placards. Les 102 placards joints à ces précieux exemplaires ont donc un très grand intérêt pour la compréhension du roman : bien plus que d’"extraordinaire[s] marqueterie[s]" ravissantes à contempler, ces placards dispersés au gré des collections sont des manuscrits uniques de parties du roman dont aucune bibliothèque ne conserve la version première. Francine Goujon a montré que cette édition de luxe exploitait le dernier manuscrit envoyé à l'éditeur en octobre 1917, celui de la "deuxième partie" du roman, ainsi qu’il appelait celle autour des jeunes filles.
L'exposition "Marcel Proust, la fabrique de l'œuvre" a, pour la première fois, réuni une trentaine de ces placards, réunis de manière impressionnante dans une même salle ; celui-ci n'y était pas exposé.