Bibliothèque de Pierre Bergé : le dernier chapitre

Bibliothèque de Pierre Bergé : le dernier chapitre

View full screen - View 1 of Lot 122. Considérations sur les principaux événemens de la Révolution françoise, 1818. Édition originale. Stendhal critique de Madame de Stael. Exceptionnel exemplaire abondamment annoté par Stendhal..

XIXe siècle ─ lots 47 à 144

[Stendhal, Henri Beyle dit] ─ Germaine de Staël

Considérations sur les principaux événemens de la Révolution françoise, 1818. Édition originale. Stendhal critique de Madame de Stael. Exceptionnel exemplaire abondamment annoté par Stendhal.

No reserve

Lot Closed

October 28, 03:02 PM GMT

Estimate

100,000 - 150,000 EUR

Lot Details

Description

[Stendhal] ─ Staël, Germaine Necker, baronne de

Considérations sur les principaux événemens de la Révolution françoise, ouvrage posthume, publié par M. le duc de Broglie et M. le baron de Staël.

Paris, Delaunay, Bossange et Masson, 1818.

 

3 volumes in-8 (220 x 135 mm). Demi-veau fauve marbré à petits coins, dos lisse orné de grecques dorées, pièces de titre et de tomaison de maroquin rouge et vert (Reliure de l’époque). Exemplaire entièrement non rogné.

 

Stendhal critique de Me de Stael.

Exemplaire unique, très abondamment et sans complaisance annoté par Stendhal.

 

Édition originale.

 

Cet ouvrage, publié quelques mois après le décès de l’auteur par Auguste de Staël et Victor de Broglie, connut un immédiat et impressionnant succès, et fut diffusé à plus de 50 000 exemplaires.

"Mme de Staël laissait inachevé le grand ouvrage qu’elle avait d’abord destiné à la gloire de son père et qui, peu à peu, devint une étude sur la Révolution française dans son ensemble. Elle en est un témoin particulièrement conscient [...]. L’ouvrage déborde le sujet initial, Necker et même la Révolution, pour tenter d’étudier ses conséquences, le régime napoléonien et d’exposer le système gouvernemental anglais considéré par Me de Staël comme le modèle de toute démocratie" (Madame de Staël et l’Europe).

 

Ces Considérations nourrirent le premier grand débat intellectuel sur la Révolution et sur l’épopée napoléonienne qui suivit. Stendhal, qui fit partie des premiers lecteurs, condamne sans appel l’ouvrage mais surtout celle qui le composa et ceux qui en établirent l’édition, le fils et le gendre de Me de Staël.

 

Plus de 400 notes autographes de Stendhal, au crayon et à la plume, en partie inédites ; une d’entre elles est signée "HB".

 

Jacques Félix-Faure a publié près de la moitié de ces annotations, mais n’a eu en main que le tome II ainsi que des transcriptions ─ lacunaires ─ de celles contenues dans les deux autres tomes. Les trois volumes présentent dans leurs marges des commentaires, souvent lapidaires, qui témoignent de l’inimitié élective qui liait Stendhal à Germaine de Staël.


Ces annotations vont d’un simple soulignement à des paragraphes de plusieurs lignes, comme celui qu’on relève sur la garde blanche du tome II, signé et daté de 1819 : "Mon sentiment. Si le Roi et les nobles eussent tenu leurs sermons, la Révolution était terminée au bout d’un an. La Terreur n’est que la résistance à leurs parjures, résistance confiée à chaque village, parce que pour se garantir d’un incendie, on n’a pas le temps d’écrire à Paris. Robespierre pouvait avoir des vues particulières, mais voilà le mouvement g[énér]al. En 1814 les Kings ont accordé une Constitution, en 1793 ils n’eurent accordé que la Bastille. HB". Ou encore, à nouveau sur une garde (t. III) : "Me de Staël comme tous les gens à imagination était si timide qu’elle croyait fermement que pour avoir écrit ce livre les nobles et le roi l’exileraient de France. Elle parlait d’aller voir l’Amérique. Ainsi par timidité, ou à cause de sa timidité, elle a eu du courage. 1818".

 

Quelques jours après la parution des Considérations, Stendhal décida de noter tout ce qu’il y avait de curieux dans ce qu’il considérait comme un "pamphlet" contre Napoléon. Il écrit dans son journal, le 12 juin : "Lu de longs fragments du dernier ouvrage de Me de Staël. L’aristocratie ne trouve rien de mieux pour empoisonner les peuples que les paroles d’un transfuge".

 

Dès les premières pages du tome I, il se montre sans pitié pour Necker, ironiquement décrit comme vertueux et homme de génie "pour avoir eu du crédit quand tout paraissait stable" (faux-titre). Et tout au long des chapitres qui sont consacrés à l'ancien ministre de Louis XVI, les jugements tombent, comme autant de couperets, sur le père et sur la fille : "Mr Turgot étant plus grand que Mr Necker eut moins de succès au pays des petitesses" (p. 103, t. I). La clef du livre se situe selon lui dans les ambitions déçues du père et de la fille : "Si Nap. l’eut fait Ministre et Me de Staël Dame d’atour de l’Impératrice, tout changerait de couleur" (p. 156, t. I). "Me de Staël avait une haine profonde pour Condorcet qui avait vu toute la médiocrité de Necker, elle avait eu la maladresse de trahir cette haine par un propos indiscret. Condorcet est aussi grand que Mr N. est resté petit" (p. 29, t. II). "Aucun ne fut esclave du Ministère et de ses faveurs comme Mr Necker et sa fille. Jamais d’égoïsme plus prolongé et plus ennuyeux" (p. 326, t. II).

Stendhal ne se lasse pas d’épingler l’opportunisme de Necker et de ses descendants. Ainsi, lorsque Germaine de Staël évoque le cœur "trop français" de son père : "un Genevois impossible, pas même sa fille n’a pas le cœur français. Il espérait plus d’avancement en France, voilà l’explication de cet héroïsme, il aurait voulu être fait Duc. Nap l’eut gagné tout de suite à ce prix, voir Gibbon" (I, p. 105). Et lorsque Stendhal évoque le dernier ouvrage politique de Necker [Dernières vues de politique et de finance] comme une chose très remarquable, c'est encore avec ironie : "Quel malheur que personne ne lise cet ouvrage supérieur ! Peut-être que Nap. avait défendu cette lecture sous peine de mort" (p. 296, t. II).

 

L’aristocratie et les éloges de Me de Staël à l’égard des "nobles" excèdent Stendhal autant que les attaques contre Napoléon. "Dans ce volume on sent l’Aristocrate. Il aura du succès auprès des nobles de tous les pays. Les Kings forcés à donner des Constitutions vont se réfugier dans l’Aristocratie. Livre dangereux en ce sens" (faux-titre, t. I). "Dans ce que Me de S. dit de la noblesse on sent toujours le Parvenu. Surtout dans sa grande colère sur ce que Nap. a voulu contrefaire la noblesse antique. Savez-vous bien monsieur que mon gendre est Duc ?" (p. 152, t. II).

Les reproches d’aveuglement, de prétention et d’égoïsme des aristocrates et des gens riches sont légion, et Stendhal justifie à plusieurs reprises les actes révolutionnaires, condamnant la traîtrise de Louis XVI et les promesses non tenues.

 

L’anglophilie de Me de Staël est une autre pierre d’achoppement : ainsi lorsqu’elle justifie l’entrée en guerre de l’Angleterre contre les Jacobins, parce qu’il fallait soutenir les honnêtes gens, il lui rétorque : "C’est-à-dire des Aristocrates, car l’Angleterre n’est qu’une Aristocratie que les enfants prennent pour une République, et Mme de S. est bien enfant" (p. 100, t. II). Et il n’a de cesse de souligner tous les mensonges débités à propos des vertus de l’Angleterre : "Et c’est une telle tête qui prétend juger Napoléon. Quels bons rires à Ste Hélène !" (p. 225, t. III). "En vérité Me de Staël est aussi méprisable en flattant l’Angleterre qu’en injuriant Napoléon" (p. 230, t. III).

 

Quelques adjectifs comme "excellent", "juste" ou "bon" pourraient passer pour des compliments s’ils n’exprimaient pas un sarcasme certain. Lorsque le mot "talent" est employé, c’est pour être contrebalancé à maintes reprises par la prétention de Me de Staël, sa bêtise "à la Constant", son ignorance crasse, sa mauvaise foi, son hypocrisie, ses platitudes ou ses inexactitudes : "Plus Me de Staël ignore, plus elle tranche" (p. 223, t. II).

Stendhal décline à plaisir les reproches d’emphase, de puérilité, de ridicule, et ne se gêne pas pour livrer des considérations peu généreuses sur les compétences intellectuelles des femmes.

"Si bête que cela en est suspect d’hipocrisie [sic]. Les femmes ne sont pas faites pour écrire l’histoire. Leur seul talent possible en ce genre est de faire des Mémoires bien naïfs comme ceux de Me de Molleville qui font autorité sur les tems de la jeunesse de Louis XIV. Ceci n’est qu’un pamphlet et en fera jamais autorité pour aucun parti" (p. 118, t. III). Ou encore à propos des causes "ensanglantées" citées par Mme de Staël : "Phrase de femme. Il leur faut une Révolution à l’eau rose" (p. 244, t. I). 

Et lui qui multiplia les passions amoureuses fait preuve d’une misogynie certaine lorsqu’il raille les connaissances historiques de sa victime, à propos de M. de Narbonne : "L’un des premiers amans de Me de Staël qui a couché avec les ¾ de ses personnages, avantage particulier pour écrire l’histoire" (p. 36, t. II), ou encore quand il évoque le goût de Mme de Staël pour les hommes issus de l’aristocratie, en la traitant de "plus grande catin de France" (p. 182, t. III).

Et même lorsqu’il semble adoucir son propos à propos du 3e tome, il fait encore mouche : "Ce volume est meilleur que le second. Il y a moins de haine, plus d’ignorance encore et moins de puérilités. Elle connaît mieux les Bourbons que Napoléon, en quoi elle est le contraire de la France" (faux-titre, t. III).

 

Toutes les annotations sont des jugements sans concession sur l’œuvre de Mme de Staël, à l’exception d’une note rédigée sur la garde du tome I, débutant par un rébus (encore non élucidé) et se poursuivant par des allusions à la passion malheureuse de Stendhal pour la belle patriote milanaise, Mathilde Dembovski : "No Jal. Byrota". / 26 mai 1820. / Soupçons against Lon fortifiés / Seen h[er] in the chamb[er], the wind[o]w open by moonlight. / Said at Veronese at 7h." et de deux inscriptions sur les feuillets du catalogue de l’éditeur Delaunay à la fin du tome III ─ Stendhal a par exemple souligné la notice concernant le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy.

 

Si la lecture de Me de Staël inspira à Stendhal tant de remarques acerbes, elle provoqua également le désir de la contredire et de remanier son propre ouvrage, Vie de Napoléon, qu’il avait pourtant achevé au moment de la publication de ces Considérations. Et c’est probablement dans cette optique tout autant que pour alimenter un article ─ resté inédit jusqu’à sa publication par H. Martineau ─ contre le livre de son "adversaire" qu’il annota si rageusement ces trois volumes.

Alberto Vigevani (vers 1918-1999). Écrivain, éditeur et libraire italien, fervent stendhalien selon J. Félix-Faure.


Mention manuscrite au crayon sur le contreplat : "Livre qu’on ne prête pas" [de la main de Vigevani ?]



Pierre Bergé (ex-libris ; I, n° 60).

Stendhal. Mélanges de littérature, 3 - Mélanges critiques. Le Divan, 1933.

 

Madame de Staël et l’Europe. BnF, 1966, n° 507.

 

C. Pellegrini. "Stendhal contre Madame de Staël à propos de Napoléon" in Revue d'Histoire littéraire de la France, n°1 (janvier-mars 1966), pp. 25-37 (13 pages)

 

J. Félix-Faure. Stendhal lecteur de Mme de Staël. Marginalia inédits sur un exemplaire des ‘Considérations sur les principaux événements de la Révolution française’. Aran, 1974.

 

A. Tsolakis. Stendhal et Madame de Stae͏̈l : une inimitié élective, thèse de doctorat. 2002.


Dictionnaire de Stendhal. Champion, 2003, p. 686.

Vers et prose : livres rares de la bibliothèque de Pierre Bergé, Bibliothèque de l'Arsenal, novembre 2013, n° 6. "C'est ici la voix politique du Moi stendhalien qui s'exprime".