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Camus, Albert
Estimate
60,000 - 80,000 EUR
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Description
- Camus, Albert
- 32 lettres autographes signées à Liliane Choucroun, dont une carte et un télégramme, et 30 enveloppes. 51 pages de divers format, la plupart in-4 (270 x 210 mm). Salzburg, Arles, Alger, 7 juillet 1936-7 mai 1952 (la plupart entre 1936 et 1940.)
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Ma mère, Liliane Dulong, née Choucroun à Oran le 16 octobre 1911, conserva toujours précieusement auprès d’elle les trente-deux lettres que lui avait adressées son ami Albert Camus. Elle ne s’en sépara jamais dans toutes les nombreuses pérégrinations qui émaillèrent sa vie. Elle les conservait religieusement dans un petit sac qui leur était dédié. Elles étaient pliées dans la mesure où cela restait possible dans leur enveloppe d’origine avec ses nom et adresse écrits à la main par celui qui n’était pas encore l’illustre auteur qu’il devint dès la fin de la guerre mais un jeune intellectuel en devenir déjà entouré d’une extrême aura dans le petit monde intellectuel de l’Alger des années 30.
Il avait été pour elle avant tout un ami, un vrai, un être rare.
Ils s’étaient connus sur les bancs de la faculté de lettres d’Alger. Ils avaient appartenu au même groupe "avant-gardiste" dont Camus était le leader naturel au grand dam de ses deux concurrents algérois Max-Pol Fouchet et Yves Bourgeois. Ils détonaient par leur liberté d’esprit marquée par une absence flagrante de préjugés moraux, sociaux, politiques, religieux et même ethniques dans une Algérie française foncièrement conservatrice et même rétrograde. Encore moins que Camus peut-être, elle n’eut la nostalgie de cette Algérie-là, même si elle garda une profonde affection pour sa terre natale et son peuple, tout son peuple.
Elle accompagna Camus dans ses aventures littéraires, théâtrales, politiques et même personnelles. Elle lui présenta ainsi une jeune oranaise, Francine, celle qui allait devenir sa femme et la mère de ses enfants. Elle inspira le personnage d’Eliane dans La Mort heureuse. Il la soutint gentiment lorsque le même jour funeste d’octobre 1940, elle perdit à la fois son poste de professeur de lettres de collège et sa nationalité française en raison de ses origines juives, forfait commis par le régime de Pétain.
Ils se retrouvèrent à Paris en 1945 dans le Saint-Germain des Près déjà mythique de l’époque dont Camus était l’un des phénix, et en particulier au Club Saint-Germain dont l’oncle de ma mère était le propriétaire. Elle y rencontra Gide et fréquenta Artaud, Adamov et Audiberti et d'autres. Ma mère venait d’être démobilisée après trois ans de guerre, engagée volontaire dans la Première Armée. Elle avait fait les campagnes de Tunisie, d’Italie, de France et d’Allemagne.
Leur amitié fut pure, sincère, et totalement désintéressée. C’est ce qui fit son prix pour l’un comme pour l’autre. Ils la vécurent jusqu’à la mort prématurée de Camus.
Avec elle, Camus était lui-même. Il ne jouait ni ne campait un personnage comme il eut sans doute tendance à le faire dès ses premières années algériennes avec d’autres. Et c’est alors la vraie nature de l’homme Camus qui surgit, celle d’un humaniste quelque peu désenchanté mais qui croit malgré tout profondément dans la grandeur de la condition humaine.
Jean-Jacques Dulong
Mars 2014
Les 32 lettres inédites d'Albert Camus à son amie de jeunesse.
Fidélité, gentillesse, sincérité : portrait de Camus en compagnon d'amitié.
Une chaleureuse correspondance complète avec son amie Liliane Choucroun, axée sur l'attention que prête Camus aux interrogations d'ordre existentiel de Liliane, et sur la description qu'il lui fait de ses multiples activités et projets. Il décrit le développement de la Maison de la Culture d'Alger (pendant algérien des MLC parisiennes) et du Théatre du Travail (dont la liberté est comparée par les critiques au "nouveau théatre" à Paris, celui de Pitoëff et de Lugné-Poe), centres de la culture française à Alger qui lui permettent à la fois de donner libre cours à sa double passion pour le théatre et pour la politique. L'idéalisme du Front Populaire, conforme à la stratégie des cadres communistes favorables à une application artistique de leurs idéaux, était l'un des moteurs de l'activisme de Camus, qui y trouvait matière à créer et militer. Camus sera au centre de la programmation des activités, conférences, débats, et expositions de la MLC d'Alger dont le programme était ambitieux : "faire d'Alger la capitale intellectuelle qu'elle a le droit et le devoir d'être dans le monde méditerranéen" (Manifeste de la MLC).
Liliane fut une correspondante privilégiée de Camus lors de son voyage à travers l'Europe en 1936 avec sa femme Simone et Yves Bourgeois, et il lui décrit, apolitique mais non sans ironie, une Autriche pré-hitlérienne quotidienne : "Les Autrichiennes sont très belles. Le pays est doux et sauvage. On y mange trop. Les lavabos sont payants. A part ça, l'Autrichien a un naturel doux et modeste [...] Catholique et pratiquant, il trompe sa femme mais s'en confesse sans tarder. Il rend de très réels services dans la préparation du yaourt..." (26 juin 1936).
La correspondance reflète aussi les difficultés matérielles de sa vie quotidienne - sa recherche d'un travail rémunéré, qu'il trouve dans la direction des tournées théatrales pour Radio-Alger, - l'organisation de la "maison Fichu", qu'il partage avec Jeanne Sicard, Marguerite Dobrenn, Christiane Galindo, Claude de Fréminville, secrétaire de l'Union franco-musulmane..., - puis son premier voyage à Paris, le difficile été 1937, les crises de tuberculose qu'il veut ignorer, le refus brutal d'un poste d'enseignant à Sidi Bel Abbès et les choix de vie qui s'imposent à un artiste : "je me disais aussi qu'il faut avoir une règle dans la vie [...] Mais rien n'a résisté à cette peur en moi [...] et tout mon désir de vie refusait de se laisser museler. Alors j'ai fui [...] Jusqu'ici je croyais que dans une certaine mesure on pouvait dominer sa vie. Maintenant je ne sais plus devant toute cette absurdité [...] On a tout de même le droit de choisir son genre de suicide [...] Si je n'arrive pas à exprimer ce que je porte en moi, ce sera l'absurdité complète avec toutes ses conséquences pour ce qu'il y a d'extrême en moi.'' (12 octobre 1937).
Les thèmes de l'absurdité, mais aussi de la révolte sont ici en germe. ''Je n'ai rien à dire. J'ai envie de rire passivement - de beaucoup manger (mais je n'ai pas faim), de me baigner, d'aimer des femmes differentes, belles et sans esprit, et dormir jusqu'a ce que tout soit consommé.'' (5 mars 1938). Encore la révolte, qui est avec l'amour la seule solution devant l'absurde, le seul chemin vers le bonheur, et la seule issue vers un "sens" de la vie : "Vous valez mieux que cet "enlisement" et cette "résignation [...] c'est en vous que vous devez trouver de quoi nourrir vos révoltes [...] C'est trop facile d'être désespérée" (7 juillet 1936).
Mêlées d'un brin de coquetterie et de paternalisme, elles dévoilent un Camus attentif, doux et ferme à la fois, entier et bienveillant : "Je voudrais faire plus pour vous que je ne fais. Mais les choses en sont là : l'essentiel pour vous c'est d'oublier votre idéalisme et votre sentimentalité. Exemple : ne dites pas "il a payé sa dette à la société" mais "on lui a coupé le cou" - ça fait une petite différence" (30 juillet 1936).
En 1940, Camus se marie et s'installe à Paris, travaille pour Paris Soir, Gallimard et Combat. C'est de Paris que seront écrites les neuf dernières lettres qu'il envoit à Liliane. L'une d'entre elles porte l'en-tête de la NRF. Ce sont encore des lettres d'encouragement, d'exhortation à vivre et de stimulation devant le désespoir, et toutes sont empreintes de sa philosophie de l'action engagée, du refus moral, de la résistance et de la révolte pour faire face au doute et au renoncement. Au travers d'elles s'exprime la philosophie aboutie de l'auteur du Mythe de Sisyphe, de L'Etranger, de La Peste et des Justes.
Les dernières lettres, datées de 1949 à 1952 sont du Camus illustre qui, tout célèbre qu'il soit devenu, n'en a pas pour autant perdu sa générosité et sa profonde tendresse pour son amie. Les lettres expriment son admiration devant les écrits de Liliane Choucroun, il en fait la critique stylistique, lui conseillant la NRF ou Empedocle plutôt que Les Temps Modernes et lui offre son aide auprès des éditeurs un privilège d'écrivain célèbre dont Liliane Choucroun refusera toujours de profiter... ''Et puis une bonne fois pour toutes dites vous que je ne suis fidèle qu'à un petit nombre d'amis, dont vous êtes, qui passent bien avant la foule des importuns parisiens.'' (Mercredi, [1949]).
Ces lettres ont été consultées par le biographe Herbert Lottman pour lequel elles ont constitué une source importante dans ses recherches sur la vie algérienne engagée de Camus, entre 1936, année du Front populaire, et 1940, année de son départ à Paris.
Il avait été pour elle avant tout un ami, un vrai, un être rare.
Ils s’étaient connus sur les bancs de la faculté de lettres d’Alger. Ils avaient appartenu au même groupe "avant-gardiste" dont Camus était le leader naturel au grand dam de ses deux concurrents algérois Max-Pol Fouchet et Yves Bourgeois. Ils détonaient par leur liberté d’esprit marquée par une absence flagrante de préjugés moraux, sociaux, politiques, religieux et même ethniques dans une Algérie française foncièrement conservatrice et même rétrograde. Encore moins que Camus peut-être, elle n’eut la nostalgie de cette Algérie-là, même si elle garda une profonde affection pour sa terre natale et son peuple, tout son peuple.
Elle accompagna Camus dans ses aventures littéraires, théâtrales, politiques et même personnelles. Elle lui présenta ainsi une jeune oranaise, Francine, celle qui allait devenir sa femme et la mère de ses enfants. Elle inspira le personnage d’Eliane dans La Mort heureuse. Il la soutint gentiment lorsque le même jour funeste d’octobre 1940, elle perdit à la fois son poste de professeur de lettres de collège et sa nationalité française en raison de ses origines juives, forfait commis par le régime de Pétain.
Ils se retrouvèrent à Paris en 1945 dans le Saint-Germain des Près déjà mythique de l’époque dont Camus était l’un des phénix, et en particulier au Club Saint-Germain dont l’oncle de ma mère était le propriétaire. Elle y rencontra Gide et fréquenta Artaud, Adamov et Audiberti et d'autres. Ma mère venait d’être démobilisée après trois ans de guerre, engagée volontaire dans la Première Armée. Elle avait fait les campagnes de Tunisie, d’Italie, de France et d’Allemagne.
Leur amitié fut pure, sincère, et totalement désintéressée. C’est ce qui fit son prix pour l’un comme pour l’autre. Ils la vécurent jusqu’à la mort prématurée de Camus.
Avec elle, Camus était lui-même. Il ne jouait ni ne campait un personnage comme il eut sans doute tendance à le faire dès ses premières années algériennes avec d’autres. Et c’est alors la vraie nature de l’homme Camus qui surgit, celle d’un humaniste quelque peu désenchanté mais qui croit malgré tout profondément dans la grandeur de la condition humaine.
Jean-Jacques Dulong
Mars 2014
Les 32 lettres inédites d'Albert Camus à son amie de jeunesse.
Fidélité, gentillesse, sincérité : portrait de Camus en compagnon d'amitié.
Une chaleureuse correspondance complète avec son amie Liliane Choucroun, axée sur l'attention que prête Camus aux interrogations d'ordre existentiel de Liliane, et sur la description qu'il lui fait de ses multiples activités et projets. Il décrit le développement de la Maison de la Culture d'Alger (pendant algérien des MLC parisiennes) et du Théatre du Travail (dont la liberté est comparée par les critiques au "nouveau théatre" à Paris, celui de Pitoëff et de Lugné-Poe), centres de la culture française à Alger qui lui permettent à la fois de donner libre cours à sa double passion pour le théatre et pour la politique. L'idéalisme du Front Populaire, conforme à la stratégie des cadres communistes favorables à une application artistique de leurs idéaux, était l'un des moteurs de l'activisme de Camus, qui y trouvait matière à créer et militer. Camus sera au centre de la programmation des activités, conférences, débats, et expositions de la MLC d'Alger dont le programme était ambitieux : "faire d'Alger la capitale intellectuelle qu'elle a le droit et le devoir d'être dans le monde méditerranéen" (Manifeste de la MLC).
Liliane fut une correspondante privilégiée de Camus lors de son voyage à travers l'Europe en 1936 avec sa femme Simone et Yves Bourgeois, et il lui décrit, apolitique mais non sans ironie, une Autriche pré-hitlérienne quotidienne : "Les Autrichiennes sont très belles. Le pays est doux et sauvage. On y mange trop. Les lavabos sont payants. A part ça, l'Autrichien a un naturel doux et modeste [...] Catholique et pratiquant, il trompe sa femme mais s'en confesse sans tarder. Il rend de très réels services dans la préparation du yaourt..." (26 juin 1936).
La correspondance reflète aussi les difficultés matérielles de sa vie quotidienne - sa recherche d'un travail rémunéré, qu'il trouve dans la direction des tournées théatrales pour Radio-Alger, - l'organisation de la "maison Fichu", qu'il partage avec Jeanne Sicard, Marguerite Dobrenn, Christiane Galindo, Claude de Fréminville, secrétaire de l'Union franco-musulmane..., - puis son premier voyage à Paris, le difficile été 1937, les crises de tuberculose qu'il veut ignorer, le refus brutal d'un poste d'enseignant à Sidi Bel Abbès et les choix de vie qui s'imposent à un artiste : "je me disais aussi qu'il faut avoir une règle dans la vie [...] Mais rien n'a résisté à cette peur en moi [...] et tout mon désir de vie refusait de se laisser museler. Alors j'ai fui [...] Jusqu'ici je croyais que dans une certaine mesure on pouvait dominer sa vie. Maintenant je ne sais plus devant toute cette absurdité [...] On a tout de même le droit de choisir son genre de suicide [...] Si je n'arrive pas à exprimer ce que je porte en moi, ce sera l'absurdité complète avec toutes ses conséquences pour ce qu'il y a d'extrême en moi.'' (12 octobre 1937).
Les thèmes de l'absurdité, mais aussi de la révolte sont ici en germe. ''Je n'ai rien à dire. J'ai envie de rire passivement - de beaucoup manger (mais je n'ai pas faim), de me baigner, d'aimer des femmes differentes, belles et sans esprit, et dormir jusqu'a ce que tout soit consommé.'' (5 mars 1938). Encore la révolte, qui est avec l'amour la seule solution devant l'absurde, le seul chemin vers le bonheur, et la seule issue vers un "sens" de la vie : "Vous valez mieux que cet "enlisement" et cette "résignation [...] c'est en vous que vous devez trouver de quoi nourrir vos révoltes [...] C'est trop facile d'être désespérée" (7 juillet 1936).
Mêlées d'un brin de coquetterie et de paternalisme, elles dévoilent un Camus attentif, doux et ferme à la fois, entier et bienveillant : "Je voudrais faire plus pour vous que je ne fais. Mais les choses en sont là : l'essentiel pour vous c'est d'oublier votre idéalisme et votre sentimentalité. Exemple : ne dites pas "il a payé sa dette à la société" mais "on lui a coupé le cou" - ça fait une petite différence" (30 juillet 1936).
En 1940, Camus se marie et s'installe à Paris, travaille pour Paris Soir, Gallimard et Combat. C'est de Paris que seront écrites les neuf dernières lettres qu'il envoit à Liliane. L'une d'entre elles porte l'en-tête de la NRF. Ce sont encore des lettres d'encouragement, d'exhortation à vivre et de stimulation devant le désespoir, et toutes sont empreintes de sa philosophie de l'action engagée, du refus moral, de la résistance et de la révolte pour faire face au doute et au renoncement. Au travers d'elles s'exprime la philosophie aboutie de l'auteur du Mythe de Sisyphe, de L'Etranger, de La Peste et des Justes.
Les dernières lettres, datées de 1949 à 1952 sont du Camus illustre qui, tout célèbre qu'il soit devenu, n'en a pas pour autant perdu sa générosité et sa profonde tendresse pour son amie. Les lettres expriment son admiration devant les écrits de Liliane Choucroun, il en fait la critique stylistique, lui conseillant la NRF ou Empedocle plutôt que Les Temps Modernes et lui offre son aide auprès des éditeurs un privilège d'écrivain célèbre dont Liliane Choucroun refusera toujours de profiter... ''Et puis une bonne fois pour toutes dites vous que je ne suis fidèle qu'à un petit nombre d'amis, dont vous êtes, qui passent bien avant la foule des importuns parisiens.'' (Mercredi, [1949]).
Ces lettres ont été consultées par le biographe Herbert Lottman pour lequel elles ont constitué une source importante dans ses recherches sur la vie algérienne engagée de Camus, entre 1936, année du Front populaire, et 1940, année de son départ à Paris.