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Louÿs, Pierre
Description
- Louÿs, Pierre
- Lettre à Camille Erlanger. Samedi soir [Paris, 1906].
Catalogue Note
Très amusante lettre autographe signée de Pierre Louÿs à propos de la genèse d'Aphrodite, que le compositeur Camille Erlanger venait d'adapter à l'Opéra-comique.
Présenté le 27 mars 1906, l'opéra avait comme vedette Mary Garden, célèbre pour avoir créé trois ans auparavant le rôle de Mélisande. L'opéra connaîtra jusqu'en décembre, cinquante-quatre représentations qui rapportèrent à Louÿs de quoi payer une partie de ses dettes.
«J'ai écrit le premier chapitre d'Aphrodite à vingt et un ans, et la première moitié du livre, l'année suivante. Puis j'ai renoncé à mon projet. (...) Au point où j'en étais resté, il s'arrêtait à la fin de votre deuxième tableau. C'est alors que je me suis mis à écrire les Chansons de Bilitis. (...)
Mais deux ans plus tard, Vallette ayant eu besoin d'un roman pour sa revue, j'ai accepté de lui donner celui-là. J'ai donc sorti de sa poussière le manuscrit abandonné et je me suis mis à le recopier, pour le corriger, d'abord, et aussi pour le grossir un peu.»
Tout se déroula sans encombre et Louÿs donnait cinquante pages par mois à l'éditeur. Les choses se compliquèrent lorsqu'il aborda la seconde partie pour laquelle, dit-il, «rien n'était fait, que dix lignes de plan et une petite phrase»...
«J'avais vingt quatre ans, j'étais très gai, et aussi célibataire que possible. Tout en demeurant rue de Chateaubriand je passais ma vie entière au Quartier Latin, qui est le seul endroit du monde où j'aie jamais entendu rire avec un peu de sincérité. Avec mon pauvre ami Jean de Tinan qui est mort depuis, et un groupe de jeunes gens aussi gais que nous deux, je vivais là trois semaines sur quatre et quand revenait le 12e jour du mois, je rentrais dans mon calme quartier de l'Étoile pour écrire sagement mes cinquante pages qui devaient être remises le 18 à la revue.
Or il arriva une fois qu'après mes vingt et un jours de vacances mensuelles, le soir même où je m'étais promis de rentrer seul par devoir littéraire, j'ai rencontré une jeune personne de quatorze ans qui était modèle chez M. Rodin et qui voulut bien accepter d'être modèle chez moi jusqu'au lendemain matin. (...) Elle posa chez moi pendant trois jours et quatre nuits. (...) Le quatrième matin Tinan vint m'avertir que si ma «copie» n'était pas remise le surlendemain elle ne paraîtrait pas du tout. (...)
Épouvanté, je me mis au travail, mais personne ne comptait que je serais prêt. On n'écrit pas cinquante pages en deux jours. Aphrodite serait interrompue, c'était inévitable. (...) Je m'étais rappelé un chapitre de Michel Strogoff où un reporter anglais à court de nouvelles, télégraphie toute la Genèse pour conserver sa place aux guichets du télégraphe pendant une bataille. (...) J'ai copié trois pages de la Bible dans le songe de Demetrios. Et comme les meilleures plaisanteries doivent se renouveler, c'est un principe, deux mois plus tard une circonstance analogue m'amenait à découper trois autres pages de la Sainte Écriture avant la mort de Chrysis, mais vous ne pouvez pas imaginer au milieu de quels éclats de rire «la poussière retourne à la terre» était lue sous les arbres du Luxembourg.
(...) Quand j'entends la musique admirable que vous avez écrite sur cette «fille d'Ierouschalaïm» et sur cette «poussière», rien ne me montre davantage les effets prodigieux du hasard dans la vie. (...) Si donc j'avais été un jeune homme plus austère, votre partition n'existerait pas. Telle est la bonne morale que je veux tirer de cette singulière histoire, le soir où je reviens de l'Opéra comique avec tant d'enthousiasme.»
En post-scriptum, Louÿs a noté : «J'ai raconté depuis à M. Rodin l'histoire de la jeune personne, en la nommant. Il s'est croisé les bras d'un air scandalisé : Ah ! c'est vous qui me l'avez prise !... Ah ! c'est vous !».