Lot 55
  • 55

Jarry, Alfred

Estimate
6,000 - 8,000 EUR
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Description

  • Jarry, Alfred
  • Lettre à Rachilde. Laval, 28 mai 1906.
4 pp. in-8.

Catalogue Note

Le testament du Père Ubu.

Lettre bouleversante, souvent citée, d'un malade à l'article de la mort.
À Laval, chez sa soeur Charlotte, Alfred Jarry tombe malade : dépression et peut-être effet de la tuberculose qui l'emportera l'année suivante. L'extrême-onction lui a été administrée par le chanoine Quentin, il a dicté son testament et rédigé le faire-part nécrologique.
Lettre exaltée où Jarry se confie à son amie, avec un abandon bien rare chez lui, mais avec la distance que permet la troisième personne puisque c'est le Père Ubu qui parle :

«Le père Ubu, cette fois, n'écrit pas dans la fièvre (ça commence comme un testament, il est fait, d'ailleurs). Je pense que vous aurez compris maintenant, il ne meurt pas (pardon ! le mot est lâché) de bouteilles et autres orgies. Il n'avait pas cette passion, et il a eu la coquetterie de se faire examiner partout par les «merdecins». Il n'a aucune tare, ni au foie, ni au coeur, ni aux reins ; pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement (fin curieuse quand on a écrit le Surmâle) et sa chaudière ne va pas éclater, mais s'éteindre. Il va s'arrêter tout doucement comme un moteur fourbu... Et aucun régime humain, si fidèlement (en riant en dedans) qu'il les suive, n'y fera rien. Sa fièvre est peut-être que son coeur essaye de le sauver en faisant du 150. Aucun être humain n'a tenu jusque là. Il est depuis deux jours «l'extrême-oint» du Seigneur, et tel l'éléphant sans trompe de Kippling [sic], «plein d'une insatiable curiosité», il va rentrer un peu plus arrière dans la nuit des temps. Comme il aurait son revolver dans sa poche-à-cul, il s'est fait mettre au cou une chaîne d'or, uniquement parce que ce métal est inoxydable et durera autant que ses os, avec des médailles auxquelles il croit, s'il doit rencontrer des démons. Ça l'amuse autant que des poissons... Notons que s'il ne meurt pas, il sera grotesque d'avoir écrit tout cela... mais nous répétons que ceci n'est pas écrit dans la fièvre. Il a laissé de si belles choses sur la terre, mais disparaît dans une telle apothéose ! (Détail : prière à Vallette de prélever sur les souscriptions, s'il en reste, quelque chose pour l' - afin que je puisse vous léguer le portrait. 2e legs : le tripode, qu'en ferait ma soeur ? Et bien entendu après que les comptes restants seront payés sur le Pantagruel ou autre chose...).
Et, comme disait, sur son lit de mort, Socrate à Ctésiphon : «Souviens-toi que nous devons un coq à Esculape» (je désire, pour mon honneur, que Vallette se «couvre» des vieilles écritures passées). Et maintenant, Madame, vous qui descendez des grands Inquisiteurs d'Espagne, celui qui par sa mère est le dernier Dorset (pas folie des grandeurs, j'ai ici les parchemins) se permet de vous rappeler sa double devise : AUT NUNQUAM TENTES, AUT PERFICE (n'essaye rien, ou va jusqu'au bout, j'y vais, madame Rachilde).- TOUJOURS LOYAL... et vous demande de prier pour lui : la qualité de la prière le sauvera peut-être... Mais il s'est armé devant l'Éternité et n'a pas peur.

À propos... j'ai dicté hier à ma soeur le plan détaillé de la Dragonne. C'est sûrement un beau livre. L'écrivain que j'admire le plus au monde voudrait-il le prendre, utiliser à son gré ce qu'il y en a de fait, et le finir, soit pour lui, soit en collaboration posthume ? Elle vous enverra, s'il y a lieu, le manuscrit, aux ¾ écrit, un gros carton de notes et ledit plan.

Le père Ubu a fait sa barbe, s'est fait préparer une chemise mauve, par hasard ! Il disparaîtra dans les couleurs du Mercure... et il démarrera, pétri toujours d'une insatiable curiosité. Il a l'intuition que ce sera pour ce soir à cinq heures... s'il se trompe, il sera ridicule et voilà tout, les revenants sont toujours ridicules.
Là-dessus le père Ubu, qui n'a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis. Le Père Ubu, ceci sous conditions – il voudrait tant revenir au tripode – va peut-être dormir pour toujours.
Alfred Jarry.»

Les passages suivants sont barrés :
«La lettre dictée hier est presque un duplicata, mais j'ai donné ordre qu'on vous l'envoie après, ainsi, si vous le voulez bien, que ma bague manque. A.J.
Je rouvre ma lettre. Le Dr vient de venir et croit me sauver. A.J.»

Joint, la lettre autographe signée suivante, datée du même jour :
«Les lettres recommandées ont du bon à l'envers. J'envoie celle-ci qui ne l'est pas et qui vous arrivera avant l'autre. Saltas et le Dr Bucquet ont fait ce qu'ils ont pu : le Père Ubu commence à avoir l'impression qu'il va guérir et non mourir. C'est presque ennuyeux, tout était en ordre et prêt à lui faire une place à dormir sur les deux oreilles. Je crois que l'on va nous sauver, et c'est la seule courtoisie en retour à envoyer à ceux qui ont tout fait pour nous.
Bien cordialement.
A. Jarry.»

Provenance : anciennes collections Henri Matarasso et Tristan Tzara.
(Besnier, Alfred Jarry, Fayard, 2005, pp. 614-616.- Jarry, OEuvres complètes, III, pp. 616-617.- Les lettres ont été publiées par Rachilde elle-même, dans Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres, 1928).