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Verlaine, Paul
Description
- Verlaine, Paul
- Lettre à Ernest Delahaye. Stickney, dimanche et lundi [16 avril (?) 1875].
Catalogue Note
«Vuidons la question Rimbaud» : la lettre capitale, longtemps tenue secrète.
Longue lettre écrite peu après l'ultime rencontre de Verlaine et Rimbaud à Stuttgart, en février 1875. Confidentdes deux ex-amis et témoin de leurs querelles, Ernest Delahaye en avait refusé la publication de son vivant. Il est mort en 1930.
Verlaine vivait alors en Angleterre où il avait trouvé un emploi de professeur, peu après avoir été libéré de prison
- le 17 janvier 1875. À Stuttgart, Rimbaud lui avait confié le manuscrit des Illuminations avec mission de le faire parvenir à Germain Nouveau qu'il ne connaissait pas. D'où sa demande de renseignements : «Qui est celui-là ? Quel monsieur moral est-ce ?»
Émouvante lettre exutoire où Verlaine semble exprimer que la rupture est consommée.Il se repent de sa «coupable folie d'il n'y a pas encore longtemps de ne vouloir vivre que par lui et son souffle.»
«Cher ami,
Reçu ton excellente lettre et mirifiques dessins. Merci des très-sérieux conseils. Sois tranquille. L'oeil catholique est perçant l'habitude de la confession aiguise l'Esprit d'analyse et l'une des vertus chrétiennes est la Prudence. D'ailleurs, en ce pays, pas besoin d'amis. On connait des prononciations, voilà tout. Égards et politesse. Travail et conduite. Telle me semble devoir être ma conduite à l'égard des autres et de moi. Aux très bons, je devraisdire au très-bon ami, seulement, confiance et confidence. - [trois lignes raturées].
Vuidons la question Rimbaud.
D'abord j'ai tout fait pour ne me pas brouiller avec lui. Le dernier mot de ma dernière lettre à lui fut : «Cordialement». Et je lui y expliquais en détail mes raisons arithmétiques de ne lui pas envoyer d'argent [deux mots barrés].
Il a répondu par 1º des impertinences agrémentées d'annonces obscures de chantages, 2º par des comptes d'apothicaire où il m'était démontré que c'était une bonne affaire pour moi de lui «prêter» la somme en question.
– Sans compter une missive absolument écrite en charabias d'homme soûl où j'ai cru démêler qu'il mettait à ses lettres futures cette condition que je devrai «casquer» sinon Zut. – En un mot spéculation sur ma sottise ancienne, sur ma coupable folie d'il n'y a pas encore longtemps de ne vouloir vivre que par lui et son souffle, – plus la grossièreté - à la fin insupportable – d'un enfant que j'ai trop gâté et qui me paie (ô logique, ô justice des choses) de la plus stupide ingratitude. Car n'a-t-il pas tué sa poule aux oeufs d'or, vraiment ? Donc, je ne me suis pas brouillé. J'attends excuses sans rien promettre. Et si l'on boude, eh bien, qu'on boude. Est-ce pas bien raisonné?
Après tout, il ne m'a pas fait grand bien ce philomathe. 18 mois de ce que tu sais mon petit avoir fortement écorné, mon ménage détruit, mes conseils repoussés, la plus grossière impolitesse pour finir ! Grand merci ! - Mais que je le plains donc avec ses idées d'aujourd'hui qui ne parviendront qu à faire de lui qu'un «monstre» #) d'impuissance, d'improduction et d'illogismes, – sans compter (et sans doute ce sera bon) les leçons auxquelles il sourit, – averti, pourtant. – D'ailleurs je lui garde (et très sérieusement) toute sympathie et suis prêt à son moindre retour, prêt chrétiennement, bien entendu.
- Un mot encore sur ce sujet et ce sera fini dorénavant. Tu connais Nouveau. Qui est- ce celui-là ? Quel monsieur moral est-ce? Réponse, – et d'ailleurs m'envoyer tout renseignements dessur [sic] Stuttgart, si en as.
- Tu peux voir que je «me calme» de plus en plus. Et même que je commence enfin – et ce n'est pas sans mal, à saisir tout le côté profondément «gâteux» de mon attitude des ces 2 années passées à Bruxelles et Londres, avec un qui, au fond, et tu t'en apercevrais si tu faisais quelque expérience du bonhomme est positivement Fermé, bouché par bien, bien des côtés et que son féroce égoïsme seul déguise en individu plus intelligent qu'à son tour. Çà, j'en suis sûr. C'est impossible autrement. J'ai aujourd'hui la vue trop bonne (et trop désintéressée) pour m'ytromper. Quand on prend la grossièreté pour la force, la méchanceté pour la politique et l'escroquerie (le mot est de lui) pour l'habileté,... dame! on n'est, au fond (et vraiment) cette fois, qu'un muffle [sic] et qu'un crasseux, qui sera un vilain bourgeois bien vulgaire à 30 ans – – à moins que bonne leçon... dans le genre de la mienne!.. C'est fini, mais retiens bien ce que je te dis tu verras. D'ailleurs, ceci dans le tuyau de l'oreille et brûle ma lettre. C'est préférable.
- Je reviens de Boston. Petite ville avec une assez belle église gothique et d'un photographe Italien qui parle français et qui m'a piloté. Impossible de t'envoyer encore notes sur ici. Encore trop nouveau et ne veux pas te fader en renseignements par trop commis-voyageurs. Ci joints [un mot barré] vieux vers.
À ma prochaine, explications du vol. patriotique et cantiques. Écris-moi bientôt et long.ton bien affectionné. P.V.»
Dans la marge : «Voici mon conseil. Ne lâche ton bureau qu'à coup sûr. Crois m'en, que leur stupide et mal payé que soit un emploi, c'est d'abord LE PAIN, – ensuite et surtout c'est la vie normale.» Note en bas de page renvoyant au mot «monstre» : (#) «Es-tu assez bon !»
(Pakenham, Correspondance générale de Verlaine, I, 2005, pp. 390-392. Nombreuses erreurs dans la transcription opérée d'après une photocopie parfois illisible.- Lefrère, Arthur Rimbaud, Correspondance I, p. 195 : «De son vivant, Ernest Delahaye n'avait jamais autorisé la publication de cette lettre (...). Après la mort de Delahaye (survenue en 1930), Armand Lods, qui lui avait quelques années plus tôt acheté l'autographe, en publia des extraits dans Le Figaro du 2 avril 1932. Le texte complet parut dans Rimbaud raconté par Paul Verlaine de Jules Mouquet», en 1934).