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[Rimbaud, Arthur]. Rimbaud, Isabelle
Description
- [Rimbaud, Arthur]. Rimbaud, Isabelle
- Lettre à Louis Pierquin. Roche, 11 janvier 1893.
Catalogue Note
Rimbaud et le socialisme.
La soeur du poète avait été horrifiée par les textes subversifs d'un Rimbaud anticlérical et socialisant qu'elle avait pu découvrir dans Reliquaire. Elle entendait désormais exercer un contrôle sourcilleux sur toute publication. Personne n'avait connu son frère comme elle, personne n'avait le droit de parler de lui. Toutefois, Louis Pierquin était resté dans ses bonnes grâces. Il avait publié dans Le Courrier des Ardennes du 30 novembre 1891 l'article nécrologique de son condisciple au collège de Charleville, ainsi qu'une étude, expurgée par elle, destinée à la préface d'une édition des oeuvres du poète. Pierquin aura l'élégance de s'effacer devant Verlaine qui s'apprêtait, lui aussi, à éditer les oeuvres. Elles verront finalement le jour chez Vanier en 1895.
Très intéressante lettre littéraire de quatre pages, qu'il faut citer intégralement.
Elle n'a été connue qu'en 1957. Elle dénote une intelligence perspicace de l'oeuvre de Rimbaud, ce qui rendit la soeur d'autant plus implacable. Ainsi, par son action, le «mythe de Rimbaud» était-il lancé.
«Monsieur,
Je vous fais mes sincères compliments au sujet de votre manuscrit, que j'ai reçu dimanche ; je l'ai lu et relu ; chaque fois je l'ai trouvé de mieux en mieux. Vos pensées sérieuses touchent profondément, vos réflexions sont justes, vous exprimez parfaitement les unes et les autres, votre biographie est très réussie. D'autre part, votre verve et votre entrain sont parfois irrésistibles : redoutez les mânes irritées de Monsieur Jean Hubert. Encore une fois recevez mes félicitations.
Comme vous me l'avez dit, j'enverrai votre manuscrit à M. Vanier, mais pas avant vendredi après-midi, seul jour où je puisse me rendre au chef-lieu pour effectuer mon dépôt au bureau de poste.
Il y a dans le Reliquaire un poème à la publication duquel je m'oppose absolument : c'est «Les Premières Communions». J'empêcherai énergiquement toute publication où sera renfermée cette poésie. – J'aurais voulu que l'on supprimât les trois morceaux intitulés : «Le Forgeron», «Michel et Christine», «Paris se repeuple» qui semblent exprimer des idées révolutionnaires. Il est évident, en effet, que Arthur Rimbaud, emporté par l'élan d'une générosité exaltée, avait fait encore enfant, entre 14 et 16 ans, un rêve splendide d'égalité universelle. Il était trop intelligent pour ne point s'apercevoir promptement de son erreur. Dès son premier contact avec le monde il découvrit bien vite que les doctrines socialistes n'ont exclusivement que deux sortes d'adeptes : les dupeurs qui exploitent leurs partisans, et ceux-ci, des imbéciles qui se laissent duper. Il était trop honnête et avait trop d'esprit pour se rallier aux uns ou aux autres. Il ne lui est donc resté de son bel enthousiasme, qu'un immense dédain pour toute politique, et la conviction absolue que l'inégalité des classes subsistera toujours. Je sais que le pauvre aurait été profondément humilié que l'on le jugeât d'après les vers que je viens de préciser ; et ce jugement-là, il est tout naturel que les lecteurs se le forment sur l'auteur de ces poésies. Vous voyez que j'ai de bonnes raisons pour demander leur suppression qui me paraît nécessaire ; à moins toutefois que vous ne trouviez convenable de donner dans une notice spéciale pour ces trois pièces de vers quelques explications dans le sens de celles que je vous ai données ci-dessus.
Les poésies auxquelles vous faites allusion et qui sont à retrancher sont assurément «Le Limaçon» et «Les Cornues» ; il est évident qu'Arthur n'a jamais écrit ces choses ridicules.
Selon moi, «Doctrine» et «Poison perdu» ne doivent pas non plus lui être attribuées ; en lisant ces deux petites poésies on a tout de suite l'intuition qu'elles n'ont pas été composées par notre poète ; elles diffèrent trop de sa manière.
Je ne vois pas non plus pourquoi le morceau intitulé «Mouvement» figure dans le Reliquaire puisqu'il est textuellement dans les Illuminations.
J'ai encore en vue d'autres modifications à peu près insignifiantes. D'ailleurs il est bien entendu que nous aurons la faculté de corriger les épreuves.
Il me reste, Monsieur, à vous remercier et aussi à vous prier de m'excuser pour tous les tracas que je vous occasionne. Je voudrais bien vous donner quoi que ce soit de notre pauvre Arthur qui puisse vous faire plaisir ; malheureusement, je ne possède pas de documents intéressants au point de vue littéraire. Voici des vers écrits par lui ; mais les initiales me font supposer que l'auteur est P. Verlaine ; vous les avez peut-être déjà en volume. J'avais pensé à vous offrir sa photographie, mais celles que j'ai de lui ne sont vraiment pas présentables. J'ajoute cependant que toutes défectueuses qu'elles soient elles valent encore mieux que cet horrible portrait qui est dans les Poètes maudits.
Cette petite esquisse vous donnera une idée de son visage à trente-six ans.
Ce barbouillage et ces vers sont si peu de chose que je suis confuse de vous les envoyer ; ma bonne volonté à vous faire plaisir vous engage seule à les accepter. Si je retrouvais quelque chose de plus intéressant je m'empresserais de vous l'offrir.
Le costume oriental et les pieds nus du croquis sont des détails auxquels les Européens sont souvent obligés de se soumettre au Harar ; l'instrument de musique est une harpe abyssine.
Veuillez agréer, Monsieur, mes civilités empressées.
I. Rimbaud.»
Provenance : de l'ancienne collection du docteur Jean Heitz.
Première publication : Bruce Morrissette, A New Document on Rimbaud, in Modern Language Notes, novembre 1957, pp. 508-512.- Sur Arthur Rimbaud, Correspondance posthume, Présentation et notes de Jean-Jacques Lefrère, 2010, pp. 245-246.