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Georges Seurat
Description
- Georges Seurat
- FEMME AVEC DEUX FILLETTES
- crayon Conté sur papier
- 31,2 x 22,5 cm ; 12 1/4 x 8 7/8 in.
Provenance
Atelier de l'artiste
Léon Appert (beau-frère de l'artiste), Paris
Collection particulière, Paris (par descendance du précédent et vendu : Ader Picard Tajan, Hôtel Drouot, Paris, 18 novembre 1989, lot 4)
Acquis lors de cette vente par le propriétaire actuel
Exhibited
Chicago, The Art Institute ; New York, Museum of Modern Art, Seurat: Paintings and Drawings, 1958, no. 127
New York, Museum of Modern Art, Georges Seurat, The Drawings, 2007-08, no. 51, reproduit p. 93
Literature
Robert L. Herbert, Seurat's Drawings, New York, 1962, no. 51, reproduit p. 55
Hôtel Drouot, L'Art et les Enchères, Paris, 1990, reproduit p. 129
Condition
"This lot is offered for sale subject to Sotheby's Conditions of Business, which are available on request and printed in Sotheby's sale catalogues. The independent reports contained in this document are provided for prospective bidders' information only and without warranty by Sotheby's or the Seller."
Catalogue Note
Conté crayon on paper. Executed circa 1882-84.
Fig. 1 Georges Seurat, Le Dineur, vers 1884, crayon Conté sur papier, Collection particulière
Fig. 2 Georges Seurat, Broderie, vers 1883, crayon Conté sur papier, The Metropolitan Museum of Art, New York
Fig. 3 Georges Seurat, Aman Jean, vers 1883, crayon Conté sur papier, The Metropolitan Museum of Art, New York
Fig. 4 Georges Seurat, Paul Signac, vers 1889-90, crayon Conté sur papier, Collection particulière, Paris
Fig. 5 Georges Seurat, Femme Debout, la tête nue, vers 1882, crayon Conté sur papier, Collection particulière
Fig. 6 Georges Seurat, Nourrice Debout, un enfant dans les bras, vers 1882, crayon Conté sur papier, Collection particulière
Fig. 7 Georges Seurat, Le Noeud Noir, vers 1882, crayon Conté sur papier, Musée d'Orsay, Paris
Fig. 8 Georges Seurat, Pêcheur à la ligne, 1884, huile sur toile, Collection particulière (en dépôt au Courtauld Institute of Art Gallery, Londres)
"Le résultat des études de Seurat fut sa judicieuse et fertile théorie du contraste, à laquelle il soumit dès lors toutes ses œuvres. Il l'appliqua d'abord au clair-obscur : avec ces simples ressources, le blanc d'une feuille de papier Ingres et le noir d'un crayon Conté, savamment dégradé ou contrasté, il exécuta quelque quatre cents dessins, les plus beaux "dessins de peintre" qui soient. Grâce à la science parfaite des valeurs, on peut dire que ces "blanc et noir" sont plus lumineux et plus colorés que maintes peintures."
Paul Signac, D'Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme, Ed. de la Revue blanche, Paris, 1899
Historique
Sélectionné par le directeur de l'Art Institute of Chicago Daniel Catton Rich, pour faire partie de l'importante rétrospective Seurat organisée en 1958 à Chicago et New York, Femme avec deux fillettes est un des plus subtils dessins de Georges Seurat, emblématique de la maturité acquise par l'artiste dans son œuvre graphique au milieu des années 1880. Comme le remarque l'éminent spécialiste de Seurat, Robert Herbert, dans le catalogue de cette exposition : "Dès 1882 Seurat avait créé son style unique de dessin dans lequel les lignes individuelles disparaissaient au profit de larges masses sombres. Il façonnait ses formes veloutées en frottant délicatement la texture rugueuse du papier avec un crayon gras Conté, et souvent utilisait la pointe du crayon pour former un mélange encore plus dense de lignes se confondant finalement avec le gris et noir."
Comme toutes les œuvres présentes dans l'atelier de Seurat après sa mort soudaine en 1891, Femme avec deux fillettes comprend au verso un numéro manuscrit au crayon rouge – 317 - ainsi que la mention au crayon bleu G Seurat et l'initiale L [Luce]. Ces éléments sont caractéristiques de l'inventaire posthume réalisé par les amis de l'artiste : Maximilien Luce, Paul Signac et Félix Fénéon avant la répartition de ses œuvres entre la famille et les proches. En 1891, ce dessin avait alors été donné à la sœur de l'artiste et il est resté dans les mains de sa descendance directe pendant près d'un siècle, jusqu'à son acquisition par le propriétaire actuel en 1989. Alors que l'œuvre est daté 1887 dans le catalogue raisonné de César de Hauke (Ed. Gründ, Paris, 1961), Robert Herbert, considère cette date trop tardive car le style de l'œuvre s'accorde davantage avec les années 1882-84 (R. Herbert, Seurat's Drawings, Shorewood, New York, 1962, p.180).
Une étrange scène familiale
La rareté du sujet de Femme avec deux fillettes est particulièrement remarquable. Le dessin représente une scène familiale, intime, qui contraste avec le caractère secret de Seurat. Une note écrite par la famille de l'artiste et conservée avec le dessin, a en effet permis d'identifier les personnages comme étant Mme Adrien Appert avec ses deux filles, Charlotte et Juliette. Adrien Appert était le frère de Léon Appert, mari de la sœur aînée de Seurat avec qui il était très proche. Les frères Appert dirigeaient une société florissante dans l'industrie du verre, Léon avait ainsi été distingué pour ses recherches sur les verres pour optiques et les verres de couleur. Au début des années 1880 les familles Appert et Seurat se réunissaient fréquemment dans leur maison de campagne du Raincy et de ses environs (Jean Sutter, Recherches sur la vie de Seurat, 1964, p. 20, document non publié tiré à 80 exemplaires) autour des parents de l'artiste et des parents Appert.
Hormis quelques très rares dessins de ses proches : Le Dîneur (Fig. 1), remarquable portrait de son père, ou celui de sa mère Broderie (Fig. 2) ainsi que les portraits de ses amis Aman-Jean (Fig. 3) et Paul Signac (Fig. 4), Seurat s'intéresse peu à représenter les membres de son entourage. Il utilise les sujets pour leurs seules caractéristiques plastiques prenant soin d'éviter toute anecdote ou sentimentalisme. Sans la note accompagnant l'œuvre, nous ne saurions deviner que les personnages sont des membres de sa famille. Les nombreuses figures réalisées au crayon entre 1882 et 1885 sont pour la plupart représentées seules, de dos ou de profil dans la pénombre ; leur visage est très rarement visible. Dans le dessin Femme avec deux fillettes, la cambrure marquée de la mère ainsi que les coiffures et les nœuds dans le dos des robes des fillettes confirment cette position. Il est cependant difficile de savoir si elles sont mobiles ou arrêtées, à l'intérieur ou à l'extérieur. Les figures sont placées sur un fond composé de lignes de crayon plus ou moins denses, plus ou moins droites, à la limite de l'abstraction et qui annihile toute possibilité de narration. Contrairement aux figures réalisées à la même période - comme nous pouvons le voir sur le dessin Femme debout (Fig. 5) -, aucune ligne droite ne marque ici l'horizon ou ne donne des points de perspective. Les personnages sont encerclés par des enchevêtrements de lignes sur leur gauche et des stries franches sur la droite créant une sensation de flottement. Une telle structure accentue le mystère des œuvres graphiques de Seurat, les personnages et les lieux restant anonymes pour mieux servir ses recherches artistiques.
Effacement du sujet, irradiation de la technique
Seurat, personnage réservé et peu enclin à la conversation, ne s'enthousiasmait que lorsqu'il parlait de sa méthode. Il était préoccupé par le seul sujet de la science optique, ou comment parvenir à une harmonie esthétique par la division des tons. La série de dessins réalisée autour de 1884 s'intègre aux recherches de l'artiste sur les contrastes par l'agencement des couleurs. En 1890 Seurat écrit, dans une lettre majeure au critique d'art Félix Fénéon, qu'il réfléchit à la "formule optique" en peinture depuis 1876, date à partir de laquelle il s'intéresse aux préceptes de Delacroix sur le rôle de la couleur. Il lit également les textes du chimiste Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs, 1839 – qui démontre qu'une couleur donne à une couleur avoisinante une nuance complémentaire dans le ton – et du critique d'art et historien Charles Blanc, Grammaire des Arts du Dessin, 1860. Ce dernier consacre une partie sur les différents types de blanc et noir en peinture mais martèle dans son ouvrage que "l'harmonie naît de l'analogie des contraires", postulat repris par Seurat dans une lettre au journaliste Maurice Beaubourg le 28 août 1890 : "L'art c'est l'harmonie. L'harmonie c'est l'analogie des contraires.[...] Les contraires ce sont pour le ton, un plus lumineux (clair) pour un plus sombre."
Seurat s'approprie progressivement ces principes en transposant dans ses dessins les couleurs par les valeurs ; cependant ses recherches graphiques seront encore plus largement influencées par la Théorie scientifique des couleurs du physicien Odgen Rood, traduite en 1881. Rood distingue en effet une couleur-lumière composée par les intensités des rayons qui se renforcent entre elles. Seurat développe alors cette technique en juxtaposant directement les parties très sombres avec les zones plus claires, créant un clair-obscur qu'il appelle irradiation. La luminosité est renforcée par le violent contraste entre le noir profond - comme c'est le cas pour le bas de la robe de la mère ou encore de sa chevelure - avec le blanc immaculé, ici les robes des fillettes. Le fond obscur dans les coins supérieurs, s'éclaircit autour des figures, produisant ainsi un halo lumineux qui enveloppe les trois personnages. cette technique d'irradiation est employée par Seurat dans ses plus habiles dessins : La Nourrice (Fig. 6) dans laquelle une source de lumière émane du dos de la femme, ou encore le sublime Nœud noir (Fig. 7) où le nœud d'un noir pur, tranche avec le fond dont il se détache. A cette époque, l'artiste travaille le même effet de luminosité émanant des figures dans ses huiles sur panneau comme Pêcheur à la ligne (Fig. 8).
Dans le dessin, les zones plus foncées sont produites en passant plusieurs couches de crayon Conté, distinctes par des traits superposés en direction opposée. Il est remarquable de noter que les contours des figures ne sont jamais délimités par des lignes mais par le simple jeu du medium sur la surface striée du papier relativement épais. Le peintre Henri-Edmond Cross a rapporté une conversation avec Seurat soulignant que "sa vision lui faisait concevoir les valeurs avant les lignes" et qu'il ne lui venait jamais à l'idée de "commencer une toile par un trait" ("Inédits d'Henri-Edmond Cross- V", Bulletin de la vie artistique, Ed. Bernheim-Jeune, Paris, 15 septembre 1922). En appliquant cette méthode au dessin, l'artiste réalise de saisissants contrastes d'ombre et de lumière, qui le placent dans la droite ligne de Rembrandt, clair-obscuriste par excellence (Charles Blanc, Grammaire des Arts du dessin, chapitre XII sur le clair-obscur, H. Laurens, Paris, 1886).
Vérane Tasseau
"The result of Seurat's studies was his intelligent and fruitful theory of contrast, to which he thereafter submitted all of his oeuvres. Firstly he applied it to claire-obscure: with simple resources, the white of a sheet of Ingres paper and the black of Conté crayon, carefully shaded or contrasted, he executed around four hundred drawings, the most beautiful "painter's drawings" that have ever existed. Because of this perfect mastery of values, it could be said that these "black and whites" are more luminous and more colourful than many paintings."
Paul Signac, D'Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme, Ed. de la Revue blanche, Paris, 1899
History
Selected by the director of the Art Institute of Chicago, Daniel Catton Rich, to be part of the important Seurat retrospective organised in 1958 in Chicago and New York, Femme avec deux fillettes is one of Georges Seurat's most subtle drawings, representative of the maturity the artist's graphic oeuvre had acquired by the mid 1880s. As the eminent Seurat specialist Robert Herbert points out in the catalogue for this exhibition: "By 1882, Seurat had created his unique style of drawing in which individual lines have disappeared in favor of large shadowy masses. He molded his velvety forms by delicately rubbing the rough-textured paper with a greasy conté crayon, and by using the end of the crayon to form an even more dense scumble of lines which finally merged into greys and blacks.".
Like all the works found in Seurat's studio after his untimely death in 1891, Femme avec deux fillettes is inscribed with a number on the back in red pencil – 317 – as well as the marking G Seurat in blue pencil and the initial L [Luce]. These features are characteristic of the posthumous inventory completed by the artist's friends: Maximilien Luce, Paul Signac and Félix Fénéon before the works were distributed amongst his family and loved ones. In 1891, the drawing was given to the artist's sister and remained in the hands of his direct descendants for almost a century, until its acquisition by the current owner in 1989. Although the work is dated 1887 in the catalogue raisonné by César de Hauke (Ed. Gründ, Paris, 1961), Robert Herbert considers this date too late as the style of the work seems more in keeping with the period around 1882-84 (R. Herbert, Seurat's Drawings, Shorewood, New York, 1962, p.180).
An unusual family scene
Femme avec deux fillettes is particularly remarkable for the rarity of its subject matter. The drawing represents an intimate family scene, which is at odds with Seurat's private personality. A note written by the artist's family and kept with the drawing has in fact enabled us to identify the figures as Mme Adrien Appert with her two daughters, Charlotte and Juliette. Adrien Appert was the brother of Léon Appert, who was married to Seurat's older sister, to whom he was very close. The Appert brothers ran a thriving glass manufacturing business and Léon was much respected for his research into optics and coloured glass. At the beginning of the 1880s the Appert and Seurat families frequently met up in their country house in Raincy and the surrounding region (Jean Sutter, Recherches sur la vie de Seurat, 1964, p. 20, unpublished document, 80 copies printed) with their relatives.
Aside from a few very rare drawings of his loved ones: Le Dîneur (Fig. 1), an extraordinary portrait of his father, or the one of his mother entitled Broderie (Fig. 2) as well as the portraits of his friends Aman-Jean (Fig. 3) and Paul Signac (Fig. 4), Seurat was not especially interested in depicting those who were close to him. He used his subjects purely for their visual characteristics, taking care to avoid any clichés or sentimentality. Without the note that accompanies the work, we would never guess that the figures were members of his family. The numerous figures he created in pencil between 1882 and 1885 are for the most part depicted alone, from behind or in profile in shadowy light; their faces are rarely visible. In the drawing Femme avec deux fillettes, the pronounced arch of the mother's back as well as the hairstyles and bows on the back of the girls' dresses are in keeping with this tendency. It is however difficult to know whether they are moving or stationary, indoors or outdoors. The figures are placed against a background composed of pencil lines of varying density and straightness, which border on abstraction and make any narrative interpretation impossible. In contrast to other figures created at the same period – such as the drawing Femme debout (Fig. 5) - there is no straight line to mark the horizon or provide us with any perspective. The figures are surrounded by an tangle of lines on their left and clean streaks on the right creating a sensation of floating. This structure heightens the mystery of Seurat's graphic work, the figures and settings remain anonymous in order to better serve his artistic research.
Subject matter gives way to technique
Seurat, who was by nature reserved and not a great conversationalist, only talked passionately when discussing his artistic method. He was fanatical about the subject of optical science, or how who to achieve aesthetic harmony through a division of tones. The series of drawings he created around 1884 were part of his research into contrasting colour combinations. In 1880 Seurat wrote, in an important letter to the art critic Félix Fénéon, that he had been trying to devise an "optical formula" for painting since 1876, when he had first become interested in Delacroix's ideas about the role of colour. He had also read texts by the chemist Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs, 1839 – which show that each colour has a complimentary effect on the tone of an adjacent one – and by the art critic and historian Charles Blanc, Grammaire des Arts du Dessin, 1860. The latter text contains a section devoted to different types of white and black in painting but above all insists upon "harmony born of the analogy of contrast", a dictum repeated by Seurat in a letter to the journalist Maurice Beaubourg on 28th August 1890: "Art is harmony. Harmony is the analogy of contrasts [...] The contrasts are of tone, a brighter (light) for a darker."
Seurat progressively appropriated these ideas by substituting colours for qualities of intensity in his drawings; however his graphic research was influenced even further by the Théorie scientifique des couleurs by the physician Odgen Rood, translated in 1881. Rood identified a colour-light composed of an consolidation of intense rays. Seurat developed this technique by directly juxtaposing darker areas with lighter zones, creating a claire-obscure that he called irradiation. The luminosity was reinforced by the dramatic contrast between the deep black – as is the case here with the mother's dress and hair – and the immaculate white in the dresses of the young girls. The dark background around the outer edges becomes lighter near the figures, thus producing a luminous halo enveloping the three characters. The irradiation technique is used by Seurat in his most skilful drawings: La Nourrice (Fig. 6) in which a source of light emanates from the woman's back, or the sublime Nœud noir (Fig. 7) where the pure black of the bow breaks with the background against which it stands out. At this time the artist was working on achieving the same effect of luminosity from the figures in his oils on panel as in Pêcheur à la ligne (Fig. 8).
In this drawing, the darker zones are produced by applying several layers of Conté crayon, recognisable by the superimposed lines running in opposite directions. It is interesting to note that the contours of the figures are never delineated by lines but by a simple technique using the medium against the ridged surface of the relatively thick paper. The painter Henri-Edmond Cross recalled a conversation with Seurat in which he emphasised that "his vision made him conceive of values before lines" and that it never occurred to him to "begin a canvas with a line" ("Inédits d'Henri-Edmond Cross - V", Bulletin de la vie artistique, Ed. Bernheim-Jeune, Paris, 15th September 1922). By applying this method to drawing, the artist achieved outstanding contrasts of dark and light, which established him as the successor to Rembrandt, the clair-obscuriste par excellence (Charles Blanc, Grammaire des Arts du dessin, chapter XII on claire-obscure, H. Laurens, Paris, 1886).