Lot 134
  • 134

France L'Etron–Poèmes. Manuscrit autographe illustré. 1914.

Estimate
100,000 - 150,000 EUR
bidding is closed

Description

  • Cocteau, Jean
  • France L'Etron–Poèmes. Manuscrit autographe illustré.1914.
45 feuillets in–folio (353 x 212 mm) illustrés de 46 dessins originaux.



Les 46 dessins originaux toujours humoristiques qui ornent ce manuscrit sont exécutés à l'encre et au crayon, souvent rehaussés de couleur. Certains sont à pleine page et deux sur double page.

reliure signée de germaine schroeder
. Veau beige, encadrement formé d'une bande de rectangles de veau blond et noir passant par le dos, encadrement intérieur de veau beige, étui. Charnières fendillées.

Provenance

Misia Sert, à qui le manuscrit est dédié--Coco Chanel, à qui le manuscrit fut offert par Misia.

Catalogue Note

totalement inédit et même inconnu, il est dédié à Misia Sert alors Mme Godebska-Edwards, et fut ensuite offert par Misia à son amie Coco Chanel.

Misia Sert, le si célèbre modèle de Bonnard, Toulouse-Lautrec, Renoir, Vuillard et Valloton, inspira à Jean Cocteau le personnage de la princesse de Bormes dans Thomas l'Imposteur, roman de 1923 où Cocteau décrit l'horreur de son baptême du feu à Reims.
Amie du général Gallieni, le gouverneur de Paris, Misia obtint l'autorisation de se rendre au front pour apporter les premiers secours aux blessés. Sachant que les couturiers avaient été contraints de fermer leurs maisons, elle les persuade de faire don de leurs voitures de livraisons  qu'elle transforme en ambulances. En tête du convoi roulait la Mercédès de Misia conduite par le dessinateur Paul Iribe, avec à ses côtés Jean Cocteau arborant un élégant uniforme d'infirmier conçu pour lui par Poiret. A l'arrière se trouvaient Misia et José Maria Sert (cf. dessin ci-dessus). Au milieu des horreurs de ces expéditions parmi les morts, Cocteau fut le bout-en-train du groupe qui entourait Misia.

Ce manuscrit de 45 feuillets est écrit aux encres rouges et vertes.
Selon la justification évidemment fantaisiste, « il a été tiré de cet ouvrage un exemplaire manuscrit à l'encre rouge avec corollaires verte. 20 exemplaires sur papier hygiénique. 100 exemplaires sur papier à journal ».

En dehors de Thomas l'Imposteur, vision romancée écrite huit ans plus tard, on ne connait pratiquement pas d'écrit de Cocteau sur cette période : la Grande Guerre.
«  Ses principaux écrits sur la guerre consistent en [ce] roman et deux longs poèmes que Cocteau construisit en artiste comme des montages composés d'expériences et de fantaisies d'une période de guerre. Pour les reportages il faut chercher ailleurs, parmi les divers propos de Cocteau, et là encore ils sont de toute évidence mythiques. Sa chronique des années 1914-1918 donne un aperçu plutôt spécial d'une vie en temps de guerre ». (Fr. Steegmuller, Cocteau, Buchet-Chastel, 1973).

Le manuscrit, d'une écriture imitée de celle d'Anna de Noailles que Cocteau s'amusait alors souvent à pasticher, se compose de « poèmes » souvent très courts, distiques, maximes, proverbes ou fables humoristiques, mêlant les horreurs de la guerre aux allusions à des personnalités du monde littéraire, artistique, politique de l'époque.

La très violente animosité de Jean Cocteau envers Anatole France telle qu'elle apparait ici est restée jusqu'ici presque inconnue et l'on en trouve pratiquement aucune trace, ni dans son œuvre ni dans sa correspondance, ni dans les nombreux ouvrages qui lui ont été consacrés. L'explication partielle de cette animosité nous est donnée par un des quatrains du manuscrit intitulé : "Lettre ouverte à Monsieur Anatole France" qui reprend les termes mêmes de ce dernier dans sa lettre au ministre de la guerre en date du 1er octobre 1914 : " Faites de moi un soldat. "

Cette lettre fait suite au scandale qu'avait créé l'article d'Anatole  France  dans "La Guerre sociale" du 22 septembre 1914 quand, après avoir déploré l'incendie de la cathédrale de Reims, il concluait que, le jour de la victoire « nous proclamerons que le peuple français admet dans son amitié le peuple vaincu ». Cela avait provoqué un déchaînement de lettres et d'articles allant parfois jusqu'à traiter Anatole France de traître.

Cocteau évoque un séjour avec Misia : « Nous fûmes à Reims un dimanche / Mais on n'y voyait pas les Blanches ». Ce lieu en quelque sorte profané dans l'article du 22 septembre est sans doute à l'origine de la verve patriotique et scatologique dont Cocteau fait preuve ici. Dans le premier numéro du Mot (28 novembre 1914) on trouve une allusion latérale à Anatole France : « Un joli geste. Moins heureux que le maître Anatole France, le maître Auguste Rodin n'a pu obtenir qu'on le militarise malgré toutes ses démarches. Il viendrait, enfin nous annonce-t-on qu'il vient, d'être pris dans une équipe de boy-scouts ».

Dans le présent manuscrit, France est caricaturé à plusieurs reprises par Cocteau en uniforme d'infirmier avec le brassard de la Croix-Rouge. Dans une lettre à sa mère de décembre 1915 à l'en-tête de la Croix-Rouge, Jean Cocteau associe Lucien Daudet (qui a effectivement travaillé pour la Croix-Rouge) et Anatole France (qui ne semble pas en avoir fait partie). «  Une seconde pour t'écrire sur ce magnifique papier en-tête de la Croix-Rouge, lequel évoque Lucien et Anatole France ».

Si le « héros » de ce manuscrit est Anatole France, l'héroïne ou plutôt la tête de Turc de Cocteau est Mme Rumilly, infirmière professionnelle qui faisait partie du convoi de secours organisé par Misia. Elle deviendra « Madame Valiche » dans un dessin de l'édition illustrée de Thomas l'Imposteur.

Dans notre manuscrit, Mme Rumilly se trouve très souvent caricaturée par Cocteau, notamment dans un terrible dessin où on la voit emportant une jambe (qu'elle vient vraisemblablement  de découper) et qui porte cette légende : « souvenir pour le scout » (sans doute Anatole France, cf. page précédente).

A ce sujet, André Gide, racontant une entrevue avec Cocteau, rapporte aussi ces propos sur Mme Rumilly (Jean Cocteau la singe, puis parle de cette dame à la Croix-Rouge qui criait dans l'escalier : « on m'a promis cinquante blessés pour ce matin, je veux cinquante blessés ! »).

Jean Cocteau évoque aussi les autres membres du convoi de Misia : Paul Iribe (plusieurs dessins le représentent notamment au volant d'une ambulance à côté de Cocteau), le peintre José Maria Sert (le futur mari de Misia), l'écrivain et peintre Juliette Roche (future femme d'Albert Gleizes), François le Grix (secrétaire de rédaction de La Revue Hebdomadaire, c'est lui qui assurera l'édition du Potomak en 1919), Saoutchik (qui dans les années 50 était encore le carrossier attitré de la République), le comte Etienne de Beaumont (qui, à partir de décembre 1914 créera un véritable service ambulancier destiné à seconder la Croix-Rouge dans les secours aux blessés du front nord. Jean Cocteau fera partie du convoi).

Enfin on trouve plusieurs allusions à des personnages célèbres de l'époque souvent proches de Cocteau : Edmond Rostand et Maurice Ravel (un très amusant dessin les représentant travestis dans une scène de Cyrano avec la légende Guerre Basque. Edmond compose un sonnet et Ravel un menuet), Jacques-Emile Blanche, Mme Muhlfeld (qui tenait un célèbre salon littéraire), Francis de Croisset, le comte Kessler (mécène et diplomate francophile germano-irlandais), Joseph Reinach (journaliste au Figaro et ex-député dreyfusard, dénonciateur du faux Henri), le comte Boni de Castellane (député, proche de Misia, il menait une vie fastueuse et il était l'une des figures d'aristocrates les plus en vue du Paris mondain) etc...

Ces dessins d'un style très différent de ceux habituellement connus ne sont pas sans rappeler souvent, dans ces visages à peine esquissés mais avec des yeux très gonflés, ceux de Van Dongen. Plusieurs ont été découpés et collés. En dehors de ceux représentant Anatole France (très souvent représenté), de Madame de Rumilly et du très beau portrait d'Iribe, plusieurs nous dépeignent sur un ton humoristique, proche de la bande dessinée, les fameux convois d'ambulance avec Cocteau, Iribe, Sert et Mme Rumilly. Des deux dessins sur double page, l'un représente Mme Rumilly en Napoléon, l'autre, scatologique, représente France Etron sortant des fesses de Mme Rumilly (cf. dessins reproduits sur la page précédente).

Le manuscrit a été très élégamment relié à l'époque (dos légèrement bruni), par Germaine Schroeder, collaboratrice de Pierre Legrain, et relieuse de Jean Cocteau.