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Poisson soluble. Manuscrit autographe. [août-septembre 1924].
Description
- Breton, André
- Poisson soluble. Manuscrit autographe. [août-septembre 1924].
boîte-étui de Lucienne Thalheimer -"qui retrouve pour les livres la robe de Peau-d'Ane" écrit Breton en 1948-, non signée. Demi-maroquin vert-de-gris, soie bordeaux, reproduction au centre du plat supérieur d'une gravure coloriée du XVIIIe siècle représentant une femme à l'éventail.
Provenance
Literature
manuscrit étudié par Marguerite Bonnet, Opus cit., Pléiade, voir notes et variantes p. 1378-1397.
Catalogue Note
Poisson soluble marque le point culminant des expériences surréalistes d'écriture automatique ouvertes avec Les Champs magnétiques en 1919, écrits en alternance par André Breton et Philippe Soupault. Breton n'a jamais douté d'avoir trouvé, dans l'écriture automatique, la matière première de l'inspiration poétique et il assignera pour tâche au surréalisme l'exploration de cette "écriture sans sujet", ce "minerai brut" qui fait apparaître "l'or de la pensée". Le surréalisme est donc indissociable de l'écriture automatique. Et la fameuse définition du surréalisme donnée par Breton dans le Manifeste concentre de manière explicite tous les enjeux du surréalisme dans la pratique de l'écriture automatique : « Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
Le premier des "Secrets de l'art magique surréaliste" révélés dans le Manifeste est celui de la «Composition surréaliste écrite, ou premier et dernier jet», discours de la méthode où Breton donne, sur le ton désinvolte de la recette, le mode d'emploi de l'écriture automatique :
« Faites-vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous dans l'état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Ecrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu'à chaque seconde il est une phrase étrangère qui ne demande qu'à s'extérioriser (...) Continuez autant qu'il vous plaira. Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure. »
Breton et les surréalistes ont entrepris de libérer les mots, refusant de les cantonner à l'utilitarisme étroit auquel les condamne le langage de tous les jours. Par ce biais, ils ont devancé les recherches des linguistes contemporains, attentifs à distinguer le pouvoir du signifiant de la chose signifiée. Le surréalisme a considéré les mots en soi et examiné leurs réactions les uns sur les autres. « Ce n'est qu'à ce prix, qu'on pouvait rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns dont j'étais, devait faire un grand pas à la connaissance, exalter d'autant la vie. » (Les Pas perdus).
Cette conquête de « la parole intérieure », dégagée des mécanismes de censure de la conscience surveillante, doit évidemment beaucoup aux découvertes de Freud, que Breton rencontre à Vienne en 1923. Mais dès ses études de médecine, il n'a de cesse de se passionner pour ses travaux, dont, mobilisé, il a eu la révélation pendant le séjour qu'il a accompli en tant qu'interne au centre neuropsychiatrique de Saint-Dizier, de la fin de juillet au début de novembre 1916. Breton rendra à Freud un vibrant hommage au début du Manifeste et le considère, encore en 1926, comme "l'un des trois fanatiques de première grandeur" avec Desnos et Picasso.
L'écriture automatique s'inscrit également dans le prolongement de quelques œuvres tutélaires du surréalisme. Dans la poésie des romantiques allemands (Hölderlin, Novalis) ou de Nerval, dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont et les poèmes en prose d'Illuminations de Rimbaud, Breton a senti les promesses extraordinaires nées du contact vivifiant avec le jaillissement originel du langage. « On aborde ici un rivage où manquent les repères. Dans les propos de la voix intérieure, par les lacunes du sens comme dans l'éclat des formules, quelque chose se dit, impérieusement, mais de façon si oblique que l'écrivant lui-même ne possède pas la grille susceptible de déchiffrer ce langage (...) Tout se passe comme si la parole qui jaillit sous l'effet des forces souterraines, par une sorte de mouvement dialectique, devenait agissante à son tour. » (Marguerite Bonnet). Devenir « un opéra fabuleux » (Rimbaud) pour « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » (Mallarmé), ainsi va l'alchimie du verbe reconduite par le surréalisme, hors de laquelle Breton n'envisage pas de réussir à inventer un nouveau regard sur les mots et les choses.
Notons enfin qu'entre la publication des Champs magnétiques en 1919 et la reprise par Breton de l'écriture automatique en mars 1924, un ovni d'une importance considérable a paru à Paris en 1922, Ulysses de James Joyce et le stream of consciousness final, véritable sismographie de l'âme humaine déroulée sous la forme d'un monologue intérieur de quarante pages sans ponctuation. Breton ne lira Ulysses qu'en 1928 et le trouvera "très admirable". Mais il n'avait pas pu, par ses contacts réguliers avec plusieurs interlocuteurs de Joyce à Paris, Ezra Pound, Paul Valéry, Philippe Soupault ou Adrienne Monnier, rester sourd à la déflagration que produisait le roman irlandais sur toute personne qui en découvrait un extrait. La littérature venait de toucher au secret de la conscience et du langage.
Le titre de Poisson soluble est tiré d'un texte automatique griffonné sur un carnet au cours du printemps 1924 (Oeuvres complètes, I, Pléiade, p. 467) : « Un bocal de poissons rouges circule dans ma tête et dans ce bocal il n'y a que des poissons solubles hélas. le poisson soluble, j'y ai pensé et c'est un peu moi, un peu ma sévérité native qui ne demande qu'à rire, qu'à reprocher ». Dans le Manifeste, il reviendra sur cette image, pour noter : « poisson soluble, n'est-ce pas moi le poisson soluble, je suis né sous le signe des Poissons et l'homme est soluble dans sa pensée ! La flore et la faune du surréalisme sont inavouables ».
Le recueil regroupe 31 « historiettes » écrites peu de temps avant le Manifeste du surréalisme, de fin mars à fin mai 1924, et un texte écrit alternativement par Breton et sa femme Simone, publié dans le numéro de mai 1922 de Littérature sous le titre "L'Année des chapeaux rouges" (manuscrit de premier jet relié dans l'exemplaire Eluard du Manifeste du surréalisme, bibliothèque Destribats). Les 71 autres textes automatiques, non retenus pour Poisson soluble, seront publiés pour la première fois par Marguerite Bonnet en 1988 sous le titre de Poisson soluble II.
Comme le suggèrent le titre et les indications de Breton, ces textes mettent souvent en scène un narrateur, écrivant à la première personne du singulier, transporté au milieu d'un étrange bestiaire et d'une flore fantastique : un dindon sur une digue qui répond au nom de Troisétoiles, une « guêpe à la taille de jolie femme », des « poissons électriques fluides » et des oiseaux qui « perdent leurs formes après leurs couleurs ». Les paysages font également l'objet de métamorphoses merveilleuses : la terre devient un immense journal déplié, un large abreuvoir est planté sur la montagne Sainte-Geneviève, « une tombe, après la fermeture du cimetière, prend la forme d'une barque qui tient la mer ».
Mais Poisson soluble est surtout hanté de figures féminines insaisissables, femmes « aux seins d'hermines » et aux mains transparentes, qui se parent des « vêtements de l'air pur », deviennent ombres et voiles quand elles font l'amour, et disparaissent pour toujours.
"Une œuvre-clé du surréalisme" (Ferdinand Alquié),
"La nature miniaturisée, toute de douceur et de délicatesse, une nature déjà en marche vers l'homme, où est partout présente la femme naturellement fée (...) [Poisson soluble et ses pages] d'une légèreté contagieuse, une légèreté d'élément , qui n'est pas celle de la poésie légère, mais celle de la première montgolfière, et qui comme elle brûle le papier." (Julien Gracq)
"Une étape essentielle dans le cheminement intérieur qui (...) produira chez Breton une mutation décisive et lui fera reconnaître dans la passion amoureuse la loi absolue de son être et de son destin." (Marguerite Bonnet)
"Jamais l'inspiration de Breton ne sera plus légère, plus ensoleillée, plus insouciante que dans ce texte merveilleux, totalement gratuit." (Sarane Alexandrian)
Pour s'en convaincre, les lecteurs sont invités à découvrir, par exemple « La pluie seule est divine », le texte 16 de Poisson soluble -celui que Breton préférait- : l'écriture automatique y atteint un degré d'incandescence poétique proche de la grâce.
Ce manuscrit autographe complet, préparé par André Breton sur les mêmes feuillets in-folio que ceux du Manifeste du surréalisme, fut vraisemblablement écrit immédiatement après ce dernier. Il donne la version définitive du texte publié chez Simon Kra en octobre 1924. Il comporte quelques dernières corrections et variantes par rapport à la version brute, donnée par les cahiers (voir les sept lots suivants).